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William Barbotin, parcours d’un « anar’tiste » surdoué
Le célèbre artiste casseron, qui a grandi dans la misère la plus totale, est devenu l’un des plus grands graveurs de son temps. Proche des cercles anarchistes de la fin du 19ème siècle, il n’a pourtant jamais refusé les honneurs de la République. L’auteur Didier Jung lui consacre une biographie.
C’est Rue de la Mission, au coeur du village d’Ars-en-Ré, que William Barbotin voit le jour le 25 août 1861 dans une famille extrêmement pauvre. Son père Joseph, marin-pêcheur au corps usé, se retrouve bientôt dans l’incapacité de nourrir sa famille. « Le père ne peut plus travailler, c’est la misère. A tel point que les trois enfants sont régulièrement à la recherche de nourriture », explique Didier Jung, auteur d’une biographie du célèbre artiste(1). William Barbotin est un élève qui préfère l’école buissonnière aux bancs de l’école, jusqu’à ses 15 ans, où se produit un déclic : l’adolescent se prend en main et devient un élève brillant. Son instituteur le convainc même de passer le concours de l’Ecole normale qu’il obtient à la seconde tentative. Le jeune William a d’autres ressources, à commencer par le dessin. Depuis tout petit, il passe ses journées à dessiner. Comme il n’a pas les moyens de s’offrir ni crayons ni feuilles, William Barbotin se rend chez le boulanger d’Ars pour récupérer dans le four à pain du charbon de bois, et utilise les murs blancs des maisons d’Ars comme support ! « Il va même jusqu’à dessiner sur les murs de la mairie et sur le plafond de la maison de ses parents », confie Didier Jung. Ce street-art avant l’heure ne passe pas inaperçu, la perfection des dessins suscitant l’admiration des casserons. Lors d’une visite du Préfet de Charente-Inférieure sur l’île de Ré en 1878, le représentant de l’Etat remarque ces dessins sur les murs de la mairie. « Il faudrait montrer ça à Bouguereau », dit-il d’un ton admiratif. William Bouguereau n’est autre que le grand peintre rochelais de la fin du 19ème siècle, dont les œuvres atteignent des prix vertigineux, notamment aux Etats-Unis
Bourgereau, père spirituel
S’il vit à Paris, William Bouguereau passe toutes ses vacances d’été à La Rochelle et fait quelques escapades sur l’île de Ré, qu’il connait bien puisque son père fut autrefois marchand de vin sur le port de Saint- Martin. « On dit qu’il venait sur l’île pour chercher des modèles », explique Didier Jung. A l’été 1879, il profite de son passage sur l’île pour aller voir les fameux dessins muraux d’Ars. « Immédiatement, il perçoit le talent du gamin. Il demande à le rencontrer et décide de le prendre sous son aile », explique l’auteur. Il l’inscrit à l’école de dessin de La Rochelle, où le talent inné de William Barbotin explose aux yeux de ses professeurs, surtout en dessin à la plume. Quant à la gravure au burin, il se dit que le petit génie d’Ars-en-Ré en maitrisait la technique en deux mois à peine ! On est sûrement pas loin de la réalité, puisque Bouguereau l’estime « prêt » à passer le concours de Rome dès 1882. Le maître a vu juste : William Barbotin, à 21 ans, obtient le 2ème Grand prix de Rome en gravure. Entre temps, Bouguereau décide de le faire venir à Paris, où le jeune Rétais poursuit sa progression aux Beaux-Arts et à l’académie Julian. « Il vivait misérablement dans une chambre de bonne, sous un toit. Pour l’aider à se nourrir, sa mère lui avait donné un sac avec 4000 escargots, si bien que les escargots se baladaient un peu partout dans la chambre », ironise Didier Jung.
© Coll. mairie d’Ars-en-Ré – Une de ses peintures les plus célèbres, mairie d’Ars-en-Ré avec deux «La moisson à l’île de Ré»,a été léguée à la autres œuvres évoquant le travail de la terre.
Les « anars » d’Ars
En 1884, il repasse le concours de Rome, où il se distingue à nouveau avec un 1er Grand Prix (2), qui l’autorise à passer deux ans au sein de la prestigieuse villa Médicis. Il y fréquente quelques grands artistes de son temps, à commencer par Claude Debussy, lauréat du 1er Grand Prix en composition musicale. Si le travail est intense, les élèves profitent de l’été pour partir à la découverte de l’Italie. Pris dans les délices de Capri (3), William Barbotin tombe amoureux d’une princesse italienne et ne veut plus rentrer à Rome. « C’était un séducteur. Il a fallu que le directeur de la villa Médicis le rappelle à l’ordre », rigole Didier Jung. En dé- cembre 1886, après deux ans à Rome, il est temps de rentrer à Paris pour faire carrière. Sur la route du retour, il s’arrête à Genève, où vit son ami d’enfance Jules Perrier, un autre Rétais célèbre. « C’est un anarchiste qui fut particulièrement actif pendant la Commune de Paris (1871), et qui avait trouvé refuge à Genève après avoir pillé l’église de la Madeleine à Paris », confie Didier Jung. Ce « pur et dur » du mouvement révolutionnaire anime dans la ville helvète un cercle des communards en exil, dont le géographe Elisée Reclus, une autre figure de l’anarchisme. William Barbotin tombe amoureux de Sophie Guériteau, fille adoptive d’Elisée Reclus et de sa compagne Ermance Trigant-Beaumont, et se trouve propulsé (malgré lui ?) au cœur des milieux anarchistes de cette fin du 19ème siècle. Cela ne l’empêche pas de s’installer à Paris avec Sophie et d’y mener une vie de grand bourgeois : William Bouguereau le fait régulièrement travailler, et les commandes affluent. « Les affaires marchent pour lui et il en vit très bien », confirme Didier Jung. Il fréquente des ministres influents tout en collaborant de temps en temps à des revues anarchistes comme La Révolte, pour laquelle il réalise notamment des portraits de Proudhon, grand théoricien révolutionnaire du 19 siècle, de Bakounine, Pierre Leroux ou Auguste Comte.
©Meisterdrucke – William Barbotin réalise de nombreuses collaborations pour la presse libertaire de la fin du XXème siècle, à l’image de ce portrait d’Élisée Reclus, l’un des penseurs influents de l’anarchisme en France.
Dans ces années, Sophie donne naissance à trois enfants, dont deux filles et un petit garçon qui meurt à un an. L’été, William Barbotin vient régulièrement à Ars-en-Ré, où il a acheté en 1890 une magnifique demeure rue du Havre, connue sous le nom de villa des Tilleuls. « C’est en fait Ermance Trigant, la mère de Sophie, qui l’a payée et l’a mise à son nom », précise Didier Jung. C’est ici qu’il réunit régulièrement son cercle anarchiste, à commencer par Jules Perrier et Elisée Reclus, qui invite lui-même Kropotkine, célèbre révolutionnaire russe. La bande se rend régulièrement au café du Commerce, où on refait le monde dans une ambiance éthylique. Ça n’empêche pas William Barbotin de peindre quelques tableaux majeurs, dont les trois immenses toiles qu’on retrouve aujourd’hui dans la salle des mariages de la mairie d’Ars. L’artiste reste, tout au long de sa vie, extrêmement attaché à son île et à son village natal, s’informant régulièrement des nouvelles locales (voir encadré). A Paris, il fait même partie de La Cagouille, association qui regroupe les Charentais de Paris !
© Le Tambour d’Ars – Barbotin reste toute sa vie attaché à son île natale, où il achète en 1890 la villa des Tilleuls à Ars. Il y retrouve régulièrement des amis (notamment son cercle anarchiste), autour de bons repas et de quelques bouteilles de vin blanc…
Portrait officiel du Président
En 1891, il quitte son appartement du 14ème arrondissement de Paris pour s’installer à Sèvres, chez Elisée Reclus, où il passera deux ans en famille. Le retour à Paris se solde par des beuveries fréquentes dans les bistrots de Montparnasse. Il reproche à Sophie d’être dépensière, elle lui reproche d’être alcoolique. Le ménage bat de l’aile. Pourtant, Sophie et William se marient en 1901, ce qui n’est pas vraiment dans la culture « anar ». William Barbotin continue à être un artiste en vogue, recevant des commandes de la Ville de Paris, de l’Etat ou de célèbres magazines. « La gravure, c’est la photographie de l’époque. Quand on voulait reprendre un tableau ou un portrait, on le gravait », rappelle Didier Jung. En 1903, il reçoit même le titre de chevalier de la Légion d’honneur, considéré comme le « hochet du déshonneur » par les anarchistes. Les mauvaises langues diraient « qu’il a été rattrapé par le système », même si on peut douter qu’il en soit réellement sorti. « Malgré ses fréquentations, sa contribution au mouvement anarchiste est ridicule, à part quelques portraits dans la presse libertaire. Il n’a par exemple jamais écrit un article. On ne peut pas le considérer comme un théoricien de l’anarchisme », résume Didier Jung. Cette institutionnalisation de William Barbotin connait son paroxysme en 1906 : le natif d’Ars-en-Ré réalise le portrait officiel du nouveau président de la République, Armand Fallières. Comme le chef de l’Etat ne veut pas « poser », William Barbotin va le suivre pendant près de six mois avant de trouver la bonne prise. C’est sa dernière réalisation majeure. Un autre média a déjà commencé à supplanter la gravure : la photographie. Il est alors nommé fonctionnaire (inspecteur de l’Education nationale), ce qui, pour un anarchiste, ne manque pas de sel. « Avec la Première Guerre mondiale, William Barbotin disparaît totalement des écrans », souligne Didier Jung. Son divorce avec Sophie est l’objet de longues années de batailles juridiques, notamment pour savoir à qui revient la maison d’Ars-en-Ré, propriété de William Barbotin, mais payée par sa belle-mère… Lorsque le divorce est officialisé en 1909, William Barbotin récupère finalement la maison, et Sophie des terrains et des marais sur l’île de Ré.
© D. Jung – Le portrait officiel du président de la République Armand Fallières, en 1906, représente la dernière œuvre majeure de Barbotin et le symbole de l’institutionnalisation de l’ancien anarchiste.
Sirènes dans le port
William Barbotin se fera alors plus remarquer pour ses frasques que pour son œuvre artistique : un jour, il amène avec lui des danseuses parisiennes, et leur apprend à nager, en maillots de bain moulants, dans le port d’Ars-en-Ré. « A ce qu’on dit, il y avait beaucoup de spectateurs sur les quais », rigole Didier Jung. L’artiste sombre de plus en plus dans l’alcoolisme et meurt à Paris le 12 novembre 1931, à l’âge de 70 ans. Il laisse deux filles, Carmen et Denise, qui finiront leur vie dans la misère. A Ars-en-Ré, il faudra attendre très longtemps pour assumer l’héritage de celui qui fut, avec Sulpis et Patricot, le plus grand graveur de la Belle Epoque. Certes, la commune avait accepté les trois tableaux, représentant les travaux agricoles sur l’île, que William Barbotin lui légua en 1920. Mais il faudra atteindre 90 ans pour qu’une salle municipale porte son nom (la salle des mariages, baptisée en 2021), et pour qu’une biographie, celle de Didier Jung, lui soit consacrée. Alors qu’on s’approche du centenaire de sa mort, aucune rue de son village natal ne porte son nom…Un comble pour celui qui aimait tant les honneurs. « Barbotin, ça sent toujours un peu le souffre », avance Didier Jung. Comme quoi, le mot «anar» n’a pas fini de coller aux charentaises de l’artiste.
1) William Barbotin, Un artiste rétais hors du commun, de Didier Jung. Editions Douin-LACF. 25 euros.
(2) Deux 1ers Grands Prix ont été attribués cette année-là, dont le second à Barbotin.
(3) En référence aux « délices de Capoue », épisode des guerres puniques (215 av- JC) durant lequel l’armée d’Hannibal fut finalement défaite par les Romains après une longue période de repos dans cette ville, connue pour sa douceur de vie et ses multiples plaisirs.
© Le Tambour d’Ars – L’éphémère musée Barbotin, créé en 1903 au pied du phare de Saint-Clément, ferme ses portes seulement quatre ans après l’ouverture
L’éphémère musée Barbotin de Saint-Clément
Lié à l’île de Ré tout au long de sa vie, William Barbotin décide au tout début du XXème siècle de créer un musée au phare des Baleines « afin d’éduquer les Rétais à l’art ». Sa belle-mère, Ermance Trigant-Beaumont, va acheter un terrain au pied du phare, et le musée ouvre ses portes en 1903. On y trouve bien sûr de nombreuses œuvres de Barbotin, ainsi qu’un patchwork d’objets plus au moins folkloriques. Didier Jung, son biographe, confie que Barbotin « avait la volonté de faire venir des milliers de touristes sur l’île de Ré » grâce à ce musée, ce qui préfigurait les débuts du tourisme. Peut-être trop en avance sur son temps, William Barbotin est contraint de fermer le musée en 1907, qui est remplacé par une guinguette proposant des bals populaires…
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