- Patrimoine
- Terroir/Merroir
- Histoire
Une île façonnée par la culture du sel
Principale ressource du nord de l’île pendant des siècles, « l’or blanc » a véritablement modelé, dès le 12ème siècle, les paysages et la physionomie de l’île de Ré. Après une crise sans précédent au siècle dernier, la filière connaît depuis trente ans un renouveau.
A quand remonte le début de la saliculture sur l’île de Ré ? Aujourd’hui encore, cette question fait l’objet de nombreux débats, beaucoup d’archives n’ayant pas survécu aux guerres de religion et à la Révolution française. Parmi elles, celles de l’abbaye de Saint-Michelen- l’Herm (Vendée), dont les religieux devinrent seigneurs du nord de l’île à partir de 1030. « On sait qu’il y a des marais salants à Saint-Michel-enl’Herm dès le 9ème siècle, et donc que les moines maîtrisaient cette technique déjà deux siècles avant leur arrivée sur l’île », confie Jacques Boucard, historien rétais. Comment imaginer que ces religieux, qui ont pour mission de mettre en valeur leurs nouvelles terres, n’aient pas songé à créer sur l’île de Ré des marais salants, à une époque où le sel rapporte énormément d’argent ? « A coup sûr, ils ont essayé d’en faire, et si ce n’est pas au 11ème siècle, c’est au début du 12ème siècle », estime Jacques Boucard. L’apparition des premiers marais salants dépend en grande partie de la géologie, et de la « fermeture » définitive du bras de mer entre Saint-Clément et les Portes, au niveau de l’actuelle maison des Dunes. « Quand ça s’est fermé, on s’est retrouvé avec une petite baie intérieure et des eaux calmes qui ont rendu possible la création des marais salants », estime l’historien, qui s’apprête à réaliser, en lien avec l’université de La Rochelle, des carottages afin de préciser la date de cet évènement (voir encadré).
Superficie doublée
Dans les siècles qui suivent, les terres argileuses (bri) du nord de l’île connaissent une sédimentation lente mais continue par l’action des marées. « On construit alors des digues face à la mer, puis on creuse les différents bassins qui servent de salines », explique Benoit Poitevin, directeur de l’Ecomusée du marais salant à Loix. Peu à peu, ces « prises » gagnées sur la mer s’étendent tout autour du Fier d’Ars pour atteindre, au 18ème siècle, 1500 hectares. Pour donner un ordre de grandeur, ces endiguements successifs permettent quasiment de doubler la surface terrestre de la partie nord de l’île ! Si la culture de la vigne a largement modifié les paysages suite à des siècles de défrichages massifs (voir Ré à la Hune n°241), la saliculture a littéralement façonné la physionomie du nord de l’île de Ré, lui donnant sa superficie et son aspect actuels. « Ce travail des hommes a notamment permis de regrouper les trois îles qui existaient à l’origine et d’en faire la jonction. Loix est la dernière île qui sera reliée au reste du territoire au 18ème siècle et cela correspond aux derniers marais salants installés sur Ré », explique Benoit Poitevin.
La saliculture atteint son apogée entre le 18ème et le 19ème siècle. Seul moyen de conserver les aliments, le sel de l’île de Ré s’exporte dans toute l’Europe du nord, et offre au royaume de substantiels revenus grâce à la gabelle, cet impôt sur le sel qui subsistera jusqu’à la Révolution Française. Les navires partent des ports chargés de sel et de cognac, puis reviennent lestés de galets en fond de cale. « Ces galets, originaires de la Baltique, ont servi à construire des digues et sont encore visibles sur l’île de Ré », témoigne Benoit Poitevin. Au 19ème siècle, l’île de Ré produit jusqu’à 30 000 tonnes les meilleures années grâce à un millier de familles, ce qui participe à l’expansion des villages du nord. Ces petits sauniers, aux conditions de travail souvent précaires, exploitent les marais pour le compte de grands propriétaires et doivent cumuler plusieurs activités agricoles pour s’en sortir. Ils travaillent au tiers(1) et doivent attendre que la récolte soit vendue pour toucher leur dû.
Concurrence du « froid »
Au début du XXème siècle, une crise salicole majeure s’annonce. Le sel de l’île de Ré entre en concurrence avec les sels du Midi et ceux des mines de l’Est de la France, moins chers et qui s’exportent facilement grâce au développement du chemin de fer. Quant aux nouvelles technologies du froid (réfrigérateurs et congélateurs), elles offrent une alternative définitive en matière de conservation des aliments. Les grands propriétaires vendent leurs marais et on entasse le sel – qui ne se vend plus – sur les bosses. « En une génération, on passe de trois cents sauniers à une centaine, et la moitié des marais disparaissent », explique Benoit Poitevin. L’or blanc de l’île de Ré n’est qu’un lointain souvenir et l’ostréiculture, apparue à la fin du 19ème siècle, offre une seconde vie à des salines transformées en claires. De 1500 hectares à son apogée, le sel n’est plus produit que sur 750 hectares. Désormais propriétaires de leurs marais, les sauniers vont tenter de s’organiser en groupements de vente. « Ils constatent que les négociants font la pluie et le beau temps, et ils vont chercher à ne plus se faire avoir et à défendre leurs intérêts », explique Michèle Jean-Bart, saunière à Ars. L’île possède une longue tradition d’organisation collective, à travers notamment les sociétés de secours mutuel. C’est dans cette logique que se constitue en 1933 une association de vente du sel, aboutissant en 1942 à la création de la coopérative des sauniers, qui organise la profession et permet de stabiliser les cours. Pourtant, le recul des aires saunantes semble inexorable.
Sauniers en danger
Malgré une embellie dans les années 50 où les cours atteignent des sommets (jusqu’à 10 000 francs la tonne en 1950), la chute de la production est inéluctable suite à plusieurs années de mauvaises récoltes. Le manque d’entretien des chenaux et l’extension naturelle de la pointe du banc du Bûcheron vers l’est entrainent une poldérisation progressive du secteur du Fier d’Ars.
L’envasement du Fier s’accélère suite à l’installation de parcs à huîtres du côté de Loix, réduisant d’autant plus la surface salicole. La superficie de la zone endiguée reste voisine de 1550 hectares jusque vers 1880, mais n’est plus que de 1150 hectares en 1968, soit 400 hectares reconquis par la mer. A l’intérieur des emprises, les surfaces saunantes ont régressé encore plus fortement puisqu’on n’en compte plus que 500 hectares en 1965. En un siècle, les salines rétaises ont donc perdu 90% de leur étendue, n’occupant plus que 4,4% de la surface totale du canton d’Ars(2).
La population des sauniers vieillit et la baisse constante des cours décourage l’installation des jeunes. Le nombre de sauniers en activité passe de 316 en 1965 à 182 en 1969 et seulement 82 en 1980. Symbole d’une époque révolue : la célèbre cheminée de la raffinerie d’Ars, qui dominait le village, est détruite en février 1977. « Le métier de saunier était voué à disparaître. Plus personne ne voulait trimer dans les marais pour des revenus aussi faibles », confie Benoit Poitevin. Une reconversion des marais vers l’aquaculture est encouragée(3), notamment par le conseiller général du canton d’Ars, François Blaizot, dans les années 70. Malgré des subventions publiques conséquentes et le lancement d’une nurserie à palourdes et d’une ferme de turbots à Loix, cette expérience aquacole se révèle un échec. « L’élevage de poissons est bien plus compliqué qu’il n’y paraît. Il y a des problèmes de malformations des poissons, de maladies. On estime qu’il faut sept à dix ans pour maîtriser le processus et l’investissement initial est donc très élevé », explique Jacques Boucard.
L’exemple de Guérande
Pourtant, l’île de Ré n’en n’a pas tout à fait fini avec sa vocation salicole. Après ce déclin important, une relance de l’activité débute dans les années 80 grâce à la conjonction de plusieurs phénomènes. Une association à caractère historique et patrimonial, le Groupement d’Etudes Rétaises, ouvre une Maison du marais salant à Loix(4), sur un terrain appartenant au Conservatoire du Littoral. La présentation d’un marais didactique, accompagné d’une exposition pédagogique, permet de valoriser ce patrimoine ancestral en voie de disparition et de promouvoir cette activité auprès du grand public. La culture de la fleur de sel, inaugurée à Guérande en 1985, va jouer un rôle considérable dans cette relance de l’activité. « On a observé ce qui se passait là-bas, car la fleur de sel se vend dix fois plus cher que le sel fin. Elle représente 10% du tonnage mais 50% du chiffre d’affaires d’un saunier », explique Benoit Poitevin. D’autres innovations, comme les sels aromatisés ou la culture de la salicorne, permettent aussi d’améliorer les revenus du producteur.
De leur côté, des élus locaux, comme Léon Gendre, comprennent l’opportunité qu’il y a à relancer une filière liée à un savoir-faire et à la mémoire locale. « Il y a une impulsion des élus qui y voient un intérêt touristique, surtout après l’ouverture du pont en 1988. Des pistes cyclables qui traversent des marais abandonnés, ça n’est pas génial », argumente le directeur de l’Ecomusée. Outre la « carte postale » des sauniers récoltant le sel, il y a aussi un intérêt majeur en termes d’emplois. A partir de 1995, la Communauté de Communes de l’île de Ré, la Coopérative des sauniers et la Chambre d’Agriculture aident les jeunes sauniers à aller se former à Guérande, région où l’activité salicole connait un renouveau. « Pendant dix ans, nous avons également reçu des fonds européens qui ont financé 80% de la remise en état des marais, puis le Conseil général et la CdC ont ensuite poursuivi ces aides », explique Benoit Poitevin. En 1995, la moitié des sauniers avait plus de 60 ans. En 2005, un tiers a moins de 40 ans et vit totalement de son activité. La surface des marais salants en activité atteint 400 hectares dont 50 hectares environ appartiennent au Conservatoire du Littoral et sont exploités par douze jeunes sauniers.
En 2014, l’île de Ré compte 75 producteurs, dont 60 adhérents à la coopérative et 15 indépendants. Signe du renouveau de la filière, elle compte aujourd’hui une centaine de producteurs, qui récoltent en moyenne 6000 tonnes de sel par an, même si ce chiffre est extrêmement variable en fonction des années et des conditions climatiques. Comme ils l’ont toujours fait depuis les premiers marais salants rétais, les sauniers continuent à être des acteurs du paysage grâce à l’entretien des marais et des chenaux. « Pendant la tempête Xynthia de 2010, les marais ont joué un rôle tampon et probablement permis d’atténuer la submersion », rappelle Louis Merlin, saunier à Saint-Clément. En première ligne du changement climatique (voir article ci-après), les marais salants, patrimoine ancestral de l’île de Ré, devront une fois de plus s’adapter. Comme ils l’ont toujours fait.
Sources :
Histoire de l’île de Ré, des origines à nos jours. Mickaël Augeron, Jacques Boucard et Pascal Even. Le Croît Vif, 2016.
Découverte du marais salant rétais. Cahiers de la Mémoire n°4, printemps 1981.
(1) Cela signifie que les deux tiers de la récolte vont au propriétaire du marais et que seul le « tiers » restant revient à l’exploitant
(2) Histoire de l’île de Ré, des origines à nos jours. Mickaël Augeron, Jacques Boucard et Pascal Even. Le Croît Vif, 2016.
(3) Une première expérience d’aquaculture avait été lancée au 19ème siècle sur l’île de Ré, sous l’impulsion du docteur Kemmerer.
(4) En 1997, il est transformé en « Ecomusée du marais salant ».
(5) Ancêtre de la Communauté de communes, qui continue aujourd’hui à être un acteur majeur de la sauvegarde des marais salants.
Des prélèvements pour « dater » l’origine des marais salants
L’historien rétais Jacques Boucard s’est rapproché en 2019 de Jean-Michel Carozza, géologue à l’Université de La Rochelle, qui s’intéressait aux marais salants, afin de lui proposer de réaliser des prélèvements sur le terrain. Il s’agit d’effectuer des carottages au niveau de la Conche des Baleines et du Martray pour tenter de dater précisément la fermeture des différentes passes autour du Fier d’Ars, rendant « possible » l’apparition des marais salants « Nous voulons comprendre à quel moment ça s‘est fixé en étudiant les vases et le sable éolien (dunes) », explique Jacques Boucard. Alors que les financements étaient prêts en 2019, l’arrivée du Covid a bouleversé le calendrier. Le premier carottage devrait finalement avoir lieu d’ici la fin de l’année, le long de la Conche des Baleines, grosso modo au niveau de la maison des Dunes.
Lire aussi
-
Économie
Eliott Salin, l’un des « meilleurs apprentis de France »
-
Économie
Le Festival de La Fleur de Sel en images
Pour sa seconde édition, le Festival organisé par le Département de la Charente-Maritime a confirmé son succès de l’an passé. Conférences, visites des marais, marché de producteurs, food-trucks, espaces jeux ont attiré Rétais et vacanciers, notamment beaucoup d’étrangers, aux Portes-en-Ré.
-
Économie
Frédéric Johan, chef de culture pour Sagiterres
A 42 ans, ce Breton, né dans une famille d’agriculteurs et ayant choisi une voie technico-commerciale, s’est reconverti pour se rapprocher de la terre et a eu l’opportunité de rejoindre la coopérative Uniré, comme chef de culture pour sa filiale Sagiterres.
Je souhaite réagir à cet article