- Patrimoine
- CONFÉRENCE MARITIME
Secrets d’écluses avec Jacques Boucard
Non pas une mais deux occasions nous ont été données d’en apprendre plus sur un patrimoine précieux en voie de disparition.
Proposée par l’Association des Amis du Musée Ernest Cognacq en décembre dernier, la conférence donnée par Jacques Boucard sur les Écluses à poissons rétaises s’est prolongée à la belle saison par une visite in situ de l’un de ses ouvrages les mieux préservés. Nous voilà donc sur la côte maritaise par un temps radieux et en pleine canicule.
Sur l’Île de Ré, tout le monde a peu ou prou entendu parler des écluses à poissons comme éléments du patrimoine d’une époque révolue. Mais en connaissons-nous pour autant tous les secrets ? Se pencher sur leur passé, des origines à nos jours, c’est découvrir un pan de l’histoire insulaire, une culture maritime et un savoir-faire ancestral précieux.
Des écluses depuis quand ?
Sont ainsi nommées les pêcheries collectives rétaises édifiées sur les parties rocheuses de l’Estran comme autant de murs de pierres sèches apparaissant et disparaissant au gré des marées, Constructions mystérieuses pour qui n’y connaît rien, elles témoignent du travail des hommes pour assurer leur subsistance face à une nature sauvage et souvent hostile.
Si des traces de ces pêcheries subsistent dès le IXème siècle du côté du littoral guérandais, les écluses rétaises sont particulièrement difficiles à dater. Outre que le territoire fut faiblement peuplé jusqu’au XIème siècle, les guerres successives et autres accidents de type incendies ont anéanti nombre d’archives.
C’est probablement durant la longue période de la guerre de Cent ans qu’apparaissent les premières pêcheries rétaises, raconte Jacques Boucard, évoquant « une première mention d’écluses en 1408 dans le Chartrier de Thouars ». Trente-six pêcheries sont alors inscrites par la Seigneurie de Ré, correspondant à l’ancien canton de Saint-Martin. Au début du 18ème siècle, la création d’un bureau de la pêche conduit à des inspections et Le Masson du Parc relève l’existence de cent quatorze écluses rétaises sur les 393 répertoriées sur les côtés de l’océan atlantique et de la Manche. Un chiffre déjà élevé qui montera à cent-vingt- six en 1853 et jusqu’à cent-quarante en 1875, raconte Jacques Boucard. Petit à petit abandonnées avec l’essor de la société industrielle, des écluses seront reconstruites en 1945 alors qu’un gel tardif a détruit les vignes et ruiné la récolte de vin à venir. « Ceux qui rentraient de la guerre n’avaient pas de travail », résume-t-il.
Une aventure humaine organisée
Collectives, les pêcheries de pierre sont « des ouvrages imposants représentatifs d’une culture maritime qui va orchestrer le mode de vie insulaire », explique Jacques Boucard, évoquant les « magayants », cultivateurs et sauniers qui ont appris et transmis « une connaissance intime du milieu maritime exploité comme le territoire terrestre » poursuit l’historien en référence à une société singulière ayant ses propres règles fondées sur la solidarité. Insistant sur « la grande conscience écologique » de ces « paysans de la mer » soucieux de préserver les ressources maritimes, « ce qui n’est pas aujourd’hui une évidence pour la majorité des pêcheurs », souligne-t-il.
Mais avant même de penser à tirer sa subsistance de la mer, encore faut-il déjà construire ces fameuses écluses, résultat de « techniques de construction complexes et d’un savoir-faire ancestral ».
Couvrant quelque 500 hectares à leur apogée, les écluses rétaises sont composées de « deux mille mètres cubes de murs pour les plus petites et jusqu’à six mille mètres cubes pour les plus grandes » précise l’historien, soucieux de mettre en perspective les conditions de construction et de pérennité de tels édifices soumis aux règles de l’océan allant des marées aux tempêtes en passant par les vents.
Des constructions à la fois fortes et fragiles
La grande ordonnance de la Marine de 1681 définit les caractéristiques des écluses, « parcs construits de pierres rangées en forme de demi-cercle et élevés à la hauteur de quatre pieds ou plus sans chaux, ni ciment, ni maçonnerie (…) du côté de la mer, une ouverture qui ne sera fermée que d’une grille de bois ayant des trous en forme de maille ».
« Si en 1945, la récupération de ciment allemand a permis le ren- forcement des écluses reconstruites, aucun liant n’était utilisé à l’origine » explique Jacques Boucard entrant dans le détail d’un bâti complexe et ne souffrant aucune négligence, fait pour résister aux marées, à la houle et aux tempêtes hivernales.
Le plus souvent en forme de fer à cheval, les écluses forment des bras de pierres sèches soigneusement sélectionnées sur l’Estran et installées selon un savoir-faire particulier. Deux murs parallèles appelés « gouyau » sont, à chaque rangée posée, comblés par des pierres plus petites nommées « gabu » puis enfin réunis en leur sommet pour former une voûte évoquant le bâti roman. De l’absence de liant type ciment résulte une forme « non rigide, réponse élastique à la vague », précise Jacques Boucard évoquant ce que l’on appelle aujourd’hui la mémoire de forme.
L’ennemi N°1 ? La ou les brèches dues au basculement de pierre emportées par les assauts répétés des vagues, a fortiori en cas de tempête. Pour les limiter, les bâtisseurs ont recours à un système appelé « clé », consistant en l’utilisation de pierres plates dès la deuxième rangée, aux endroits où l’exposition à la mer sera la plus forte. Autres points fragiles, les ouvertures indispensables à l’écoulement de l’eau laissant les poissons prisonniers à l’intérieur de l’écluse. Leur nombre est fonction de la taille d’une écluse et elles sont idéalement placées dans les « vannes » (courants d’eau, et fermées à l’aide de grilles. Là encore la technique de construction doit s’adapter aux risques d’exposition à la houle. La naissance d’une écluse exigeait des volumes de pierres considérables et son bâti une veille et un entretien quasi permanent, chaque hiver amenant son lot de dégradations, même minimes.
Pas d’écluse sans équipe
De sa construction à son entretien, la vie de l’écluse est le fruit d’un travail collectif aux règles immuables. « Si l’équipe n’est pas bonne, le résultat sera mauvais », explique Jacques Boucard. Composée exclusivement d’hommes en raison de la pénibilité et de la longueur d’un chantier, l’équipe est généralement choisie parmi les voisins plutôt que dans la famille et les hommes la composant doivent partager « le même tempérament, la même générosité et la même volonté d’aller jusqu’au bout et s’engager pleinement dans le projet ». Autrement dit, avoir du temps libre à consacrer à des chantiers demandant de dix mille à quinze mille heures de travail.
Dans une équipe de construction, trois grandes fonctions et compé- tences sont requises. Comme leur nom l’indique, les ramasseurs de pierre collectent le matériau sans aucun tri, rôle dévolu aux porteurs de pierre qui les sélectionnent et les donnent aux bâtisseurs. Ces derniers sont responsables de la construction des murs, de l’extérieur au comblement. C’est à eux que revient la responsabilité de placer la bonne pierre au bon endroit. Quant au « Chef d’écluse, souvent le plus expérimenté, il gère et conduit le chantier, tranche quand nécessaire lorsque les solutions techniques font l’objet de discussions et valide l’horizontalité du mur », souligne Jacques Boucard.
Plus tard, une fois l’écluse construite, l’équipe de construction sera aussi l’équipe d’entretien et de réparation mais aussi l’équipe de pêche. Une équipe est composée de huit à dix membres, « jamais 7, car les marées de pêche seraient en phase avec le cycle lunaire et, de ce fait, toujours semblables (même cœfficient de marée) », détaille Jacques Boucard précisant que « les parts d’écluses se transmettent entre vifs par échange ou vente mais le sont le plus souvent par succession ». Fixé une fois pour toutes, le tour de pêche sera ensuite immuable. La pêche appartient à celui qui la fait mais en cas d’excédent, il est souvent partagé entre la communauté. Autant de règles immuables garantissant le bon fonctionnement d’une écluse pouvant conduire jusqu’à l’exclusion si elles n’étaient pas respectées.
Abandonnées au fil du temps, les écluses ont, pour leur grande majorité, disparu peu à peu du paysage maritime, ravagées par les outrages de la mer et du temps. Et si soixante-cinq d’entre elles étaient encore en activité dans les années 1960, seules quatorze sont encore aujourd’hui exploitées selon les mêmes règles séculaires. « Les écluses à poissons sont un patrimoine insulaire millénaire en train de disparaître sous nos yeux » conclut Jacques Boucard.
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