« Nous devrons déplacer des populations vers l’intérieur des terres »
Professeure de géographie au laboratoire LIENSs de La Rochelle, Virginie Duvat est une spécialiste mondialement reconnue des impacts du changement climatique sur les littoraux, et plus particulièrement sur les systèmes côtiers tropicaux. Auteure principale du chapitre « small islands » du volet « impacts, vulnérabilité, adaptation » du 5e rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 2014 et auteure contributrice du rapport Océan et Cryosphère du GIEC (2019), Virginie Duvat est depuis 25 ans une spécialiste des risques côtiers et des solutions face à ces risques dans les îles tropicales. Elle a récemment participé au 6e rap- port d’évaluation du GIEC, traitant des impacts du changement climatique et des solutions d’adaptation, qui sera rendu public le 28 février prochain. Elle est par ailleurs co-responsable de l’initiative « Atolls Futures », qui réunit 12 spécialistes internationaux autour de la question du devenir des atolls dans le contexte du changement climatique. En 2020, elle a reçu l’insigne de Chevalier de la Légion d’honneur.
LR à la Hune : En Charente- Maritime, le plan Digues1, basé sur l’aléa Xynthia +60 cm, sera- t-il suffisant pour protéger nos côtes face au réchauffement cli- matique et à la hausse du niveau de la mer ?
Virginie Duvat : On ne peut pas garantir que cela sera suffisant, car cela dépendra du scénario climatique qui se réalisera. Le scénario le plus optimiste prévoit une élévation de 43 centimètres du niveau des océans et le plus pessimiste une élévation de 83 centimètres d’ici 2100. Ces scénarios pourraient être remis en cause par la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique, avec des valeurs d’élévation du niveau de la mer qui pourraient atteindre entre 1 et 2 mètres. Cela pourrait être beaucoup plus en fonction d’un certain nombre de processus liés à la déstabilisation accélérée de la calotte de l’Antarctique Ouest, pour lesquels nous n’avons pas encore suffisamment de connaissances. Selon ces scénarios, des digues à Xynthia + 60 centimètres pour- raient ne pas être suffisantes du tout…
Est-ce que les digues sont selon vous LA solution ?
La réponse est nuancée. Pour garder une île de Ré entière et éviter qu’elle ne se fragmente en plusieurs îlots, je dirais que la digue du Boutillon a tout son sens. C’est un ouvrage de 15 mètres de large, extrême- ment moderne et qui prend en compte l’élévation future du niveau de la mer. Il est en plus doté d’un système hydraulique efficace pour évacuer les paquets de mer. Un ouvrage comme celui-ci à 10 millions d’euros va remplir sa fonction : il apporte une solution au risque actuel et futur. Si on prend la plage d’Aytré, la protection associe des ouvrages lourds tels que des murs anti-submersion et des cordons d’enrochement. Et sur la partie centrale de la plage, où on a une petite dune côtière, on a adopté une solution fondée sur la Nature en renforçant la capacité de la dune à faire barrage à la submersion avec notamment l’apport de 15 000 m3 de sable. On a aussi revégétalisé l’avant-dune et posé des ganivelles pour favoriser l’accumulation de sable, tout en assurant une meilleure gestion des accès à la plage pour réduire les risques de piétinement de la dune. On est donc sur un site typique de solutions hybrides où on associe ouvrages lourds et solutions fondées sur la Nature.
Sur d’autres sites comme Oléron, et notamment sur sa côte Ouest la plus exposée à la houle, entre La Cotinière et Saint-Denis, le choix a été fait de s’appuyer autant que possible sur les écosystèmes existants, c’est-à-dire sur une dune haute et massive qui protège les zones basses d’arrière-dune de la submersion. Oléron est de ce point de vue un territoire extrêmement pionnier sur le volet solutions fondées sur la Nature, avec des efforts de confortement et de restauration des dunes, qui incluent des rechargements en sable, par exemple sur la plage de Matha, à côté de La Cotinière. En parallèle, il y a eu un travail avec l’Office national des forêts pour végétaliser et poser des ganivelles (piquets en châtaigniers) afin de favoriser le captage du sable déplacé par le vent. Tout cela favorise la construction dunaire. Oléron mise donc beaucoup sur ce « travail » avec la Nature, même s’il y a aussi dans certains secteurs de l’île des cordons d’enrochement.
De la digue du Boutillon à Oléron, on voit qu’il y a tout un panel de solutions complémentaires qui sont mobilisées dans la région. Mais des solutions comme celles-ci, dans le cas où la planète se réchaufferait trop, ne seront plus suffisantes à partir de 2050. Quant aux ouvrages lourds, beaucoup sont dégradés ou n’ont pas été ren- forcés ni rehaussés, notamment au- devant des habitations individuelles.
A quels secteurs pensez-vous ?
Ce n’est pas le seul, mais je pense notamment à la plage de Sablanceaux, sur l’île de Ré, où j’étais il y a deux semaines avec mes étudiants. Sur certaines portions de plage, il y a des cordons d’enrochement qui n’ont pas été conçus selon les standards en vigueur. Il y a sur nos côtes à la fois des ouvrages d’ingénierie conçus selon les règles de l’art et d’autres édifiés par des particuliers pour protéger leurs propriétés. Il faut réfléchir à la protection de manière globale, car on ne peut pas parler de bonne réponse si sur trois kilomètres de long, on a une collection d’ouvrages plus ou moins aux normes dont certains seront défaillants face aux tempêtes. Il faut donc une gestion intégrée des défenses côtières.
Pour reprendre une expression à la mode, faut-il protéger nos littoraux « quoi qu’il en coûte » ?
Avec le renforcement de la pression climatique, il y a des secteurs qu’on ne pourra pas protéger. Nous avons 460 kilomètres de côtes en Charente-Maritime, on ne pourra pas se payer partout des ouvrages tels que la digue du Boutillon. La solution durable à appliquer est complexe et très impopulaire et demande aussi beaucoup de temps pour être mise en œuvre. Mais on ne pourra pas s’en passer : il s’agit de la relocalisation.
Vous voulez dire qu’il faudra déplacer certaines populations du bord de mer… ?
Oui, il faudra déplacer des populations, des infrastructures et des systèmes de production vers l’intérieur des terres, dans des zones plus sûres. On a déjà commencé à le faire, notamment à Port-des-Barques, où certains quartiers ont été déplacés dans l’urgence après Xynthia. C’est une première expérimentation, à toute petite échelle par rapport à ce qui nous attend.
Toute la Charente-Maritime pour- rait être concernée ?
Oui, il va en être question partout. La Charente-Maritime possède des zones côtières extrêmement basses, et il va falloir y réfléchir et s’y employer. La relocalisation est une solution qui prend du temps pour être appli- quée, car il faut trouver du foncier et des zones d’accueil qui ne sont pas exposées à d’autres risques (comme le risque inondation, par exemple). C’est une solution coûteuse et très impopulaire, on peut le comprendre, auprès de ceux qui ont passé 20 ou 30 ans de leur vie à acquérir un bien avec vue sur mer. Il faudra donc une véritable révolution des mentalités, y compris chez les élus. Et quand on décide d’abandonner une zone bâtie, il faut la requalifier : on ne peut pas simplement la laisser à l’abandon. Ce sont donc des décisions lourdes et complexes qui demandent beaucoup de temps, qu’on estime à 10-15 ans minimum. Or, nous n’avons plus beaucoup de temps pour lancer cette révolution territoriale. Il faut se mettre dès maintenant en ordre de marche. Toute la difficulté, c’est de faire face à ce défi qui consiste à mieux se protéger des risques actuels tout en anticipant les risques futurs. Nous avons vu les combinaisons de solutions qui commencent à être déployées sur chaque territoire, ces combinaisons de solutions devront forcément évoluer dans le temps. Avec l’accélération de l’érosion côtière, par exemple, certains cordons dunaires seront éventrés lors de tempêtes, avec des risques de submersion de grande ampleur des zones basses de marais situées à l’arrière des dunes. Un réchauffement de +2° en 2100 peut clairement se produire, mais il pourrait aussi être de +4°. Les acteurs publics n’ont pas l’habitude de se projeter à si long terme, car les politiques de planification publique se font habituellement sur 20 ou 30 ans maximum.
Parmi les options de protection à moyen terme, l’île d’Oléron fait figure de pionnière en matière de solutions fondées sur la Nature, à l’image des ganivelles.
Quels secteurs de Charente- Maritime devront être abandonnés ?
Ce n’est pas à moi de le dire, cela sera une décision politique.
D’un point de vue économique, il peut y avoir aussi des consé- quences en matière d’agriculture et de fertilité des sols…
C’est moins mon domaine, mais il y a en effet la question de la salinisation des sols et des nappes phréatiques. La conséquence directe de l’érosion côtière et des submersions, c’est que la mer va pénétrer plus loin à l’intérieur des terres. Après Xynthia, certaines terres ont été impropres à l’exploitation pendant des mois à cause de cette salinisation des sols. Lors d’un cyclone tropical dans des atolls, il arrive que les vagues passent d’un côté à l’autre d’une île, et engendrent une salinisation des nappes phréatiques qui les rend inexploitables pendant un à deux ans.
Les conséquences du réchauffement climatique seront d’autant plus importantes sur les côtes qu’on assiste à une littoralisation des populations, de plus en plus nombreuses à venir s’installer en bord de mer.
On assiste en effet à une urbanisation côtière avec une hausse des populations et des infrastructures dans la bande côtière. 250 millions de per- sonnes sont exposées actuellement au risque de submersion marine dans le Monde, et ce chiffre va doubler dans le cas du scénario pessimiste du GIEC, ce qui représentera 500 millions de personnes à l’horizon 2100. Et je parle à population constante, alors que nous savons très bien que la popula- tion va continuer à augmenter dans la zone côtière. En France, 1,4 million de personnes et 860 communes sont actuellement soumises à ce risque : cela représente 18,4 % des habitants des communes littorales et 850 000 emplois. En 2040, on estime que 4 millions de Français seront exposés, en particulier de la Vendée à la frontière espagnole, et sur certaines parties de la côte méditerranéenne. Pour la Charente-Maritime, on estime à 10 % la population permanente qui est exposée à la submersion marine.
Les ouvrages lourds, adoptés en Charente-Maritime dans le cadre du plan Digues, ne seront peut-être pas suffisants à long terme dans le cas du scénario pessimiste du GIEC.
Dans le rapport du groupe de travail n°2 du GIEC qui sera rendu public le 28 février, des pistes d’adaptation seront proposées. Quelles sont-elles ?
Il y a tout un portefeuille de solutions identifiées face à ces risques. Le « laisser-faire », qui consiste à ne pas lutter contre la mer. Il y a ensuite la défense lourde, dont nous avons déjà parlé, et qui est la plus employée actuellement Il y a aussi l’accommodation, qui consiste à modifier les caractéristiques techniques des bâtiments pour se maintenir en zone côtière, par exemple en les construisant sur pilotis. C’est une excellente solution pour réduire le risque, mais elle coûte cher et ne peut être mise en œuvre que lorsqu’on renouvelle le bâti. Il y a aussi la contre-attaque, qui consiste à créer des espaces artificialisés gagnés sur la mer, à l’image des polders. Cette solution est déjà utilisée dans certaines zones portuaires ou dans certains états insulaires menacés, comme les Maldives. Et les solutions fondées sur la nature, dont nous avons déjà parlé. Au-delà de ces solutions « techniques », il faut aussi évoquer la prévention du risque, avec tout ce qui peut être mis en place en matière d’alerte précoce, d’évacuation des populations, et d’amélioration du système de gestion de crise.
Expérimenté à toute petite échelle suite à Xynthia, le recul stratégique, qui consiste à déplacer les populations vers l’intérieur des terres, pourrait se généraliser dans les zones les plus basses de Charente-Maritime.
On entend souvent dire que l’impact du changement climatique ne sera pas le même en fonction des endroits de la planète...
C’est très spécifique à chaque région et relativement complexe. Par exemple, dans la zone intertropicale, les cyclones de catégories 4 et 5 vont s’intensifier, mais pas ceux de catégorie 2 ou 3. Les systèmes côtiers tropicaux que j’étudie sont en première ligne des impacts du change- ment climatique, ils sont beaucoup plus exposés et vulnérables que les systèmes côtiers continentaux. Pour Xynthia, nous avons eu des vents à 158 km/h. Certains cyclones de catégorie 5 produisent des vents qui soufflent en rafale à 360 km/h. L’intensité des phénomènes n’a rien à voir avec ce qu’on connaît sous les climats tempérés. Les îles tropicales sont particulièrement exposées : d’abord à cause de leur petite dimension qui fait que tout le territoire est affecté en cas d’évènement. Et on trouve souvent une concentration de l’activité économique et des infrastructures critiques sur les côtes, comme en Outre-Mer. Et ces territoires ne disposent pas des mêmes ressources financières et humaines que les territoires plus vastes.
Il y a aussi un risque d’isolement important en cas d’événement extrême. On l’a vu à Saint-Martin, où il a fallu sept semaines pour que les vols reprennent. Ces territoires souffrent aussi du fort impact du changement climatique sur les écosystèmes, illustré par les épisodes de blanchissement corallien de plus en plus fréquents. Or, les récifs sont le meilleur rempart naturel contre la houle. Outre ce rôle « d’amortisseur » des vagues de tempêtes, ils sont importants pour la vie économique (garde-manger pour les populations locales), l’activité touristique et sont de véritables « nurseries » pour la reproduction des poissons.
Outre la montée inexorable du niveau des océans, les évènements de type “Xynthia” pourraient se multiplier, même si les régions tempérées seront moins sévèrement touchées que les régions tropicales.
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