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Les murs d’expression de l’Atlantique
Parti des grandes agglomérations, le street art s’est implanté depuis une vingtaine d’années sur l’île de Ré, transformant les bunkers de la Seconde Guerre mondiale, entre autres, en galerie à ciel ouvert.
« Le fait de montrer de l’art dans la rue, que ça soit de l’art sauvage, interdit, toléré ou organisé dans certains lieux, c’est de l’art urbain », explique Dominick Pagès, spécialiste d’art urbain.
Du street art sur l’île de Ré ? A première vue, le sujet pourrait paraître incongru. Associée aux cultures urbaines, on imagine mal cette expression artistique s’implanter sur un territoire rural comme celui de l’île de Ré. C’est oublier que les cultures urbaines se diffusent partout où il y a des jeunes… et des réseaux sociaux. Outre la jeunesse locale, l’île est un terrain de jeu pour certains street artists rochelais, mais également pour les jeunes citadins venus passer des vacances sur l’île. Pour que le street art se développe, il lui faut également un support très courant dans les grandes villes : le mur ! Or sur l’île de Ré, difficile de trouver des murs disponibles, et encore moins des sites industriels à l’abandon, paradis traditionnel des artistes de rue. Sans parler des politiques de protection de l’île et de ses villages, où on imagine mal la « carte postale » recouverte de graffitis… « Toléré » à certains endroits, le graff est immédiatement effacé par les municipalités quand le lieu ne s’y prête pas.
Pourtant, il y a ici un terrain de jeu exceptionnel pour les graffeurs : les bunkers du Mur de l’Atlantique, qu’on pourrait renommer Mur d’expression de l’Atlantique. « C’est un paradis pour les graffeurs, il y en a partout et ce sont des murs qui se graffent très bien », confirme Dominick Pagès. Pour voir les plus beaux spécimens, il faut rejoindre le bout de l’île. A Saint- Clément, plage de la Grande Conche, les bunkers de la batterie Klara ont été recouverts depuis des années d’oeuvres doublement éphémères : peu à peu effacées par le temps, comme partout ailleurs,* elles subissent en plus les assauts de l’océan. « Avec l’érosion, les bunkers finissent par basculer, et sont détruits par les autorités en raison de leur dangerosité », explique Dominick Pagès.
Il faut se rendre de l’autre côté de la pointe de Saint-Clément, vers la côte sauvage, pour trouver un des spots les plus intéressants de l’île. Les bunkers Karla, fortement soumis à l’érosion ces dernières années, ont été le terrain de jeu, en 2014, de l’artiste de Besançon NACL : il a peint Bob L’Eponge et son copain Patrick l’étoile de mer. Sur un autre blockhaus, il a réalisé une fresque représentant une jeune femme en maillot de bain léopard, avec le titre « Léopards, croquettes et graffitis ». Cet artiste dont le nom évoque la formule du chlorure de sodium (Na Cl), exploité dans les marais salants alentours, avait déjà sévi en 2013 sur la Conche des baleines : on pouvait y voir des sirènes, « sentinelles » de la plage, ainsi que des dauphins, en hommage à Kathy et Clown, les deux « acteurs » de la série Flipper le dauphin. Comme l’artiste Yoze, qu’on retrouve ici avec ses personnages aussi squelettiques qu’énigmatiques, il a posé ses personnages dans un lieu abandonné depuis la tempête Xynthia de 2010 : les bâtiments de l’ancien camping de la Davière, situé à La Couarde.
Pas vu pas pris
Sur l’île de Ré, un autre type de murs pourrait offrir une surface idéale : les digues ! Du côté de celle du Boutillon, la plus imposante du territoire, on remarque deux petits graffitis sur le déversoir de l’ouvrage. Un artiste de La Réunion, Jace, y a peint un « gouzou », son petit personnage orange et sans visage qu’on retrouve également sur l’ancien embarcadère de Sablanceaux. Invité en 2022 de la jam session « Lord in the West »1 à La Rochelle, il en a profité pour faire franchir le pont à ses petits « gouzous ». Nute, artiste local connu pour ses fameuses « Jolies baleines », a collaboré avec Jace, puisqu’on retrouve sur la baleine du Boutillon un petit gouzou. « Nute fait des graffs souvent politiques. Ses premières baleines, intitulées ‘Save the big fat whales’, ont été faites en réaction à la pêche aux cétacés. Depuis, il en a fait beaucoup : à chaque fois que je viens sur l’île, j’en découvre de nouvelles », commente le spécialiste. En dehors de ces quelques oeuvres, la digue du Boutillon reste presque immaculée. « C’est potentiellement un beau terrain de jeu, un spot intéressant par sa surface mais cela reste trop visible. Il ne faut pas oublier que c’est un art clandestin qui est interdit », rappelle Dominick Pagès. C’est logiquement sur les skateparks, associés aux cultures urbaines, qu’on trouve le plus de graffitis sur l’île de Ré. A commencer par celui de La Couarde. Selon l’expert, la qualité de la plupart des graffitis indique qu’ils sont issus d’une « graffiti jam », c’est-à-dire d’une session organisée entre graffeurs de façon plus ou moins officielle. On y découvre une immense fresque murale de l’artiste charentais-maritime Drope, représentant une sorte de toucan au plumage vert, ainsi que de nombreux« blaze » (signatures stylisées) réalisées par des crews, les collectifs d’artistes. A Sainte-Marie, c’est dans le secteur du célèbre spot de surf des Grenettes, sur le parking de la plage, qu’on retrouve des graffitis.
Mais c’est Ars-en-Ré, carte-postale par excellence de l’île de Ré, qui offre le plus beau condensé de toutes les pratiques du street art. La batterie Karola, située dans la forêt de la Combe à l’eau, offre le « tableau » le plus impressionnant de toute l’île. Sur cette tourelle en béton faisant partie du Mur de l’Atlantique, on y découvre, au coeur d’une lisière, une série d’oeuvres remarquables par leur taille et leur qualité. On est saisi par une mystérieuse chouette, extraordinaire par son envergure et ses lignes, présente depuis longtemps mais dontle tour du bâtiment, on rencontre les étranges soucoupes volantes de l’artiste Yoze, une baleine de Nute visiblement tombée amoureuse d’une tortue, et deux lièvres dont le corps a été recouvert par un blaze du graffeur rochelais Wate. Les blazes, ces signatures stylisées, font part intégrante de l’art urbain au même titre que les portraits, pochoirs, collages et autres graffitis. « Il existe une cinquantaine de styles de lettrage différents », confie Dominick Pagès. Un autre blaze attire l’attention : celui de Zoia, une des rares filles graffeuses. « Dans le street art, on n’est pas encore à la parité. Il y a 95% de garçons, mais les choses évoluent dans le bon sens ». Cette concentration de graffs au même endroit est fréquente : les « murs » disponibles ne sont pas légion, et le graff appelle le graff, les artistes s’amusant à se répondre par personnages interposés. Le street art est aussi un art de notre époque : sur chaque oeuvre, on retrouve toujours le nom de l’auteur et souvent une signature « électronique » renvoyant à un compte Instagram, le réseau social de l’image par excellence. Cela donne une visibilité à l’artiste et une pérennité à ces oeuvres par définition éphémères.
Street Ars
Si le spot Karola, adossé à un monument du Mur de l’Atlantique, n’est pas surprenant sur l’île de Ré, c’est dans le centre-bourg d’Ars qu’on trouve les choses les plus inattendues. A commencer par le port, où une immense fresque, posée sur un imposant mur blanc, représente un enfant accroupi qui semble mimer avec ses mains le cri de cinq oiseaux… volants ! Réalisée par le célèbre artiste parisien Jef Aérosol, il s’agit d’une oeuvre majeure du street art sur l’île de Ré. « Cet artiste, reconnu à l’international, est une pointure. Ici, il a utilisé de multiples pochoirs pour obtenir ce résultat semblable à de la dentelle », explique Dominick Pagès. En 2014, Jef Aérosol, issu de la première vague de street art des années 80, était venu initier les détenus de la Centrale de Saint- Martin aux techniques du pochoir, réalisant notamment une fresque sur un mur de la cour intérieure de la prison. Il avait été invité par Xin Art, une galerie d’art contemporain d’Ars-en-Ré, qui avait monté un projet « dehors-dedans » autour de l’isolement du monde carcéral. C’est à cette occasion que Jef Aérosol est venu « poser » cette immense fresque sur le port d’Ars. Cela montre au passage comment cette forme d’art clandestin s’est « institutionnalisée », suscitant d’ailleurs l’intérêt des plus grands collectionneurs d’art contemporain.
Un autre spot incontournable du street art se trouve… sur la place Carnot, au pied du célèbre clocher ! Sur la façade de l’hôtel-restaurant le Clocher, un gros matou de l’artiste Monsieur Chat, réalisé il y a environ cinq ans. A l’intérieur de l’établissement, on retrouve un autre chat « jaune » de cet artiste assez énigmatique : comme la plupart des street artists, il signe avec un simple pseudonyme. « On trouve pas mal de gros chats sur l’île, depuis le début des années 2000. Je pense qu’il s’agit d’un Rétais ou de quelqu’un qui avait un pied à terre ici », estime Dominick Pagès. Sur cette même façade, on découvre une oeuvre majeure du street art mondial : un Space invaders, ce petit personnage en mosaïque du célèbre artiste Franck Slama (alias Invader) qui a colonisé depuis 1996 les grandes métropoles internationales. « Comme il y a eu beaucoup de faux, il y a un site qui répertorie tous les Space Invaders à travers le Monde. Celui-ci est un original, contrairement à celui se trouvant à La Rochelle », explique le guide. Une autre mosaïque, non signée, a été collée au-dessus de l’oeuvre d’Invader (voir photo). Passage obligé entre le clocher d’Ars et le port, cette localisation ne doit rien au hasard : les street artists veulent que leurs oeuvres soient vues…
Au pied du pont
En empruntant la rue du Havre, on découvre, sur la façade d’un commerce, un âne de l’île de Ré également sous forme de mosaïque : c’est une réalisation de Tag Lady, une artiste d’Orléans qui a posé plusieurs mosaïques de « Tintin et ses amis » à La Rochelle, en avril 2023. Comme d’autres street artists, elle a donc profité de cette occasion pour franchir le pont et installer ses mosaïques à Saint- Martin, La Flotte, Les Portes et donc Ars. « Certains ont des pieds à terre dans le coin, ou viennent en vacances. Ils en profitent pour mêler plaisir et expression, c’est pour cela qu’on en retrouve beaucoup sur l’île », explique Dominick Pagès. Le Breton Mickael Delgay (MD), père du personnage sur ardoise « un être étrange », fait partie de ceux-là : en vacances en 2019 à La Rochelle, où il a collé ses ardoises rue Saint-Nicolas, il s’est rendu sur l’île pour en poser à Saint-Martin ou sur un bunker du Bois-Plage.
Sur le chemin du retour sur le continent, il est temps de s’arrêter à l’ancien embarcadère de Sablanceaux, lieu à l’abandon qui fait le bonheur des street artists, comme Yose et son petit phoque jouant au ballon. En septembre dernier, l’artiste Super Bourdi y avait fait sensation en placardant son personnage en sliprouge « Bobby », sifflant la fin de la récré, enfin des vacances… et de la baignade ! Apparu pour la première fois à la Rochelle en 2018 rue Saint- Nicolas (où se trouve le studio de création graphique Conscience, véritable « nid » de street artists), le malicieux Bobby s’est depuis taillé une belle réputation.
(1) Festival de street art, autour de la friche du Gabut et de différents spots, qui a lieu chaque année à la Rochelle. L’édition 2024 s’est tenue les 18 et 19 mai derniers, sur le thème des pirates.
De nombreux lieux, évoqués ici, sont interdits d’accès pour des questions de sécurité ou de propriété privée. Cette présentation des oeuvres du street art sur l’île de Ré n’est bien-sûr pas exhaustive
Infos pratiques
Dominick Pagès Dardillac, alias Marguerite La Rochelaise, propose depuis le début du mois de juin des Street art Balades à la découverte de l’art urbain dans la ville de La Rochelle.
Renseignements et réservations au 06 89 42 20 55 ou sur margueritelarochelaise@gmail.com
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Vos réactions
Lorsque je travaillais, un sympathique chat m’accueillait a la gare Montparnasse m’aidant à surmonter ma « déprime ».
Il fut effacé, laissant en place une grosse cochonnerie blanche, mais a fait naître un « aficionados » du street art dont je possède dès que l’occasion se présente quelques clichés.