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Les « émotions populaires » dans l’île de Ré
Les Rétais bénéficiaient sous l’Ancien Régime de privilèges accordés en échange de la surveillance des côtes qu’ils assuraient. Mais l’administration royale ne cesse de vouloir rogner ceux-ci avec pour résultat des soulèvements de la population.
Les avantages fiscaux concédés à l’île de Ré sont souvent mentionnés en raison de l’influence décisive qu’ils eurent sur le développement du commerce dans les ports de Saint-Martin et de La Flotte, favorisant la richesse des négociants. L’intérêt du régime fiscal rétais résidait dans la facilité de vendre les productions locales, vin et sel, mais aussi la liberté d’importer de France ou de l’étranger des marchandises sans payer aucun droit. Privilégiée par cette immunité depuis Savary III de Mauléon, c’est-à-dire depuis le premier quart du XIIIe siècle, l’île le restera jusqu’au début du XVIIe. Puis, les Rétais verront disparaître progressivement la plupart des exemptions dont ils bénéficiaient, sauf, cependant, l’exemption de la taille (1) obtenue par Pierre d’Amboise en 1408 et qui représentait une grande faveur de la part du roi.
La mansuétude du pouvoir royal à l’égard des Rétais s’explique par la position stratégique de l’île, véritable tête de pont des défenses rochelaise et rochefortaise. Les îliens avaient pour charge de surveiller les côtes et l’horizon, de donner l’alerte lorsque nécessaire et d’entretenir les digues. Ce que l’on sait moins, c’est à quel point les Rétais durent batailler pour ne conserver au final qu’une partie de leurs avantages. L’administration royale tenta sans cesse de rogner sur leurs avantages économiques. Or, ceux-ci étaient viscéralement attachés à leurs privilèges et ils n’hésiteront pas à se révolter pour tenter de faire respecter leurs droits. Trois soulèvements feront date.
Dramatique issue aux troubles de 1661
En 1661, un nouveau droit est exigé : 10 sol par tonneau de vin et d’eau-de-vie exporté. Cette fois, c’en est trop ! Les Rétais décident de se faire entendre. Ils envoient un député à Paris, dont ils prennent en charge les frais de mission, pour les représenter et obtenir la suppression de cette dernière taxe. Rien n’y fera, non seulement elle sera maintenue, mais augmentera régulièrement en fonction des besoins financiers de l’administration royale dont les caisses sont toujours vides. L’arrêt du Conseil exigeant la perception de cette taxe est adressé en janvier au fermier général (2) chargé de son recouvrement et suivi quelques temps plus tard de la venue d’un huissier de La Rochelle, Louis Arlay (ou Harlay) pour concrétiser le recouvrement. Ce dernier est très mal accueilli par la population rassemblée à Saint- Martin. Les esprits sont échauffés et la tension est à son maximum. Arlay est finalement arrêté par Jacques Baudoin, sénéchal de la Baronnie, sous un prétexte fallacieux et probablement plus pour le protéger de la foule exacerbée que de lui reprocher l’épée qu’il portait au côté.
L’erreur sera de raccompagner l’huissier à pied jusqu’à l’embarcadère pour La Rochelle alors situé au passage de la Prée. La foule lui jette des pierres, le blessant et menace de le noyer et de brûler son corps. La situation est à ce point dangereuse qu’arrivé à La Flotte, l’huissier se réfugie dans l’église. Sainte- Catherine. Mais le curé, inquiet de la tournure que prennent les événements, refuse de le recevoir.
Le procureur fiscal s’efforce de faire intervenir le lieutenant politique ainsi que le sieur de Camargues, enseigne au régiment de Champagne, sans aucun succès. Tous craignant la foule déchaînée qu’ils sont incapables de maîtriser, refusent d’intervenir. En désespoir de cause, on fait entrer Arlay dans une maison voisine d’où la foule viendra l’extraire et le battra à mort dans une rue voisine. On peut s’étonner du manque de réaction des autorités à la suite de ce meurtre. Marcel Delafosse écrit à ce sujet, dans sa Petite histoire de l’île de Ré : « On ne voit pas, qu’il y ait eu en définitive de condamnation des coupables. » Cela s’explique sans doute par le fait que l’agitation perdure et que l’administration redoute une rébellion de plus vaste ampleur. La demande de grâce collective adressée au roi par l’intendant sera finalement accordée en septembre suivant.
Le rôle de femmes dans les « émotions populaires » de 1735
Les événements qui embrasèrent l’île en 1735 sont du même ordre, à la différence qu’ils démarrèrent dans le nord, relevant alors du collège Mazarin,pour progressivement descendre dans le sud de l’île. Hugues Sauzé de Saint-Verrant, fermier général (2) du revenu de l’abbaye de Saint-Michel-en-l’Herm (appartenant au collège Mazarin) dépose le 26 janvier 1735 devant notaire, un nouveau terrier i.e. un cadastre précis des redevances dues par les habitants. Ce projet, qui avait trouvé le moyen de fuiter avant d’être remis au notaire, s’attire dès le 14 janvier l’ire de la population qui fomente immédiatement des troubles. Malgré les appels au calme du curé d’Ars, les paroissiens du village se soulèvent. Dépassé par les événements, le curé s’enfuit pendant que les insurgés assiègent la sacristie où des notables se sont réfugiés, dont le beau-frère de Hugues Sauzé de Saint-Verrant. Le siège est mené par 200 femmes, armées de tout ce qu’elles ont pu trouver : hallebardes, fourches, bâtons… qui cassent tout.
Les deux notables réussiront à s’enfuir de nuit, pourchassés néanmoins à coups de pierre. Le fermier général de son côté s’est barricadé chez lui et a fait appel aux autorités du présidial de La Rochelle (3), mais lorsque les secours arrivent enfin il est impossible de calmer les révoltés. Trois jours d’émeute vont suivre et le fermier général sera dans l’obligation de renoncer à son projet par acte notarié devant notaire pour ramener enfin le calme. Le fermier général en profitera pour s’enfuir à La Rochelle où il s’empressera, à nouveau devant notaire, de se dédire de tous les engagements qu’il a pris sous la contrainte !
L’agitation persiste et repart de plus belle à Saint-Martin lorsque le sieur Racapé, un contrôleur des fermes, annonce des taxes supplémentaires conséquentes. Il s’agit en fait d’acquitter un droit de « joyeux avènement » sur le trône. Cela fait vingt ans que Louis XV est monté sur celui-ci, mais la Régence était intervenue et de ce fait la perception de ce droit avait été différée. Le moment de le récupérer était particulièrement mal venu car un dixième impôt sur les revenus était levé en même temps ! Les femmes, de Saint-Martin cette-fois, se soulèvent et extirpent Racapé de chez lui. Il devra la vie au major de la place et aux troupes stationnées dans Saint-Martin qui dispersent les manifestantes.
Une funeste procession
En mai 1771, un nouvel épisode sanglant vient endeuiller l’île. Le sieur Delbreil, huissier des tailles (1) de La Rochelle, est lapidé par la foule lors de la procession des Rogations. Les autorités auront du mal à retracer les événements tant la population et les notables du cru travestissent la vérité. En 1769 déjà, il avait été décidé que le bureau du contrôle installé à Ars serait transféré à Saint- Martin. Transfert que les Rétais ne voyaient pas d’un bon oeil parce qu’il représentait, croyaient-ils, une extension des activités de la ferme. Le syndicat général des habitants, représenté par le sieur Rondeau, s’y était donc opposé. De leur côté les Boitaises, en pleine révolte, déclaraient à qui voulait les entendre qu’elles allaient « poignarder » tous les commis chargés d’établir de nouveaux droits ! C’est dans cette ambiance survoltée que se déroule une procession des rogations au cours de laquelle les Boitaises attaquent l’huissier qui leur répond qu’il n’avait pas de compte à leur rendre avant de se réfugier dans l’église. Les femmes l’y récupèreront et le tueront à coups de pierre. Les officiers de la Baronnie de Saint-Martin auront du mal à identifier le cadavre qu’ils retrouveront tant celui-ci est défiguré.
Les émotions populaires ont toujours eu pour origine dans l’île les efforts du fisc pour établir de nouveaux impôts. Selon le vicaire Baral, c’est toujours « la populace » qui était responsable des violences et en particulier les femmes. Pourtant les notables rétais essaieront toujours de minimiser les faits pour leur éviter une répression féroce. Si les femmes se retrouvent ainsi en première ligne c’est bien sûr parce qu’elles sont inquiètes pour l’avenir de leurs familles qu’elles ont de plus en plus de mal à nourrir, mais c’est également en raison de l’indulgence que leur montrent les soldats chargés de rétablir l’ordre. Il est difficile d’apprécier l’attitude des notables lors de ces événements. Ils sont hostiles à l’application de nouveaux impôts de toute évidence et on a le sentiment qu’ils laissent faire. Peut-être pour ne pas être eux-mêmes victimes de la vindicte populaire, mais pas uniquement. Dernière caractéristique de ces « émotions populaires » rétaises, personne ne parle, ni ceux qui sont à l’origine des faits, ni les autres. La loi du silence règne et la solidarité insulaire l’emporte.
1) En France, sous l’Ancien Régime, la taille est un impôt direct, très impopulaire, car les bourgeois des grandes villes, le clergé et la noblesse en sont affranchis.
2) Fermier général : sous l’Ancien Régime, aristocrate qui percevait en fermage, les impôts pour le compte du roi.
3) Le présidial de La Rochelle est un tribunal de justice incarnant la représentation du pouvoir royal.
Pour en savoir plus :
les publications de Pascal Even
« Emotions populaires dans l’île de Ré aux XVIIe et XVIIIe siècles »
et de Jacques Boucard
« Le commerce maritime vu de Saint-Martin de Ré pendant la première moitié du règne de
Louis XIV (1643-1680 »
Revue de la Saintonge et de l’Aunis – Tome XLIV – 2019
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