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Le réchauffement climatique va-t-il « échauder » les marais salants ?
Alors que la récolte de sel 2022 a débuté avec une précocité inhabituelle, comment les marais salants vont-ils encaisser « le choc » climatique annoncé ? Entre sécheresses à répétition et montée des eaux, voici quelques pistes de réflexion…
De mémoire de saunier rétais, il faut remonter à très loin pour trouver la trace d’une récolte de sel aussi précoce. « Certains ont débuté fin avril, et la grande majorité avait commencé au 10 mai », explique Michèle Jean-Bart, saunière à Ars-en- Ré. Véritable mémoire vivante de la saliculture rétaise, Fernand, saunier casseron de 85 ans, se souvient de plusieurs saisons commencées plus tôt que d’habitude. Mais la dernière fois qu’il a récolté autant de sel à la mi-juin, c’était en 1949 ! « C’est un peu l’année mythique pour la saliculture rétaise. C’est une année de référence où les sauniers avaient récolté des quantités de sel hallucinantes », explique Michèle Jean-Bart. Au 21 juin 2022, les sauniers en étaient déjà à 20 jours de récolte, quand il faut compter en moyenne 40 jours de récolte sur une saison entière ! « Et l’été vient à peine de commencer… », souligne Louis Merlin, saunier à Saint-Clément-des-Baleines. Bien-sûr, il faudra attendre encore deux mois avant de faire les comptes, mais ce démarrage en trombe restera quoi qu’il arrive dans les annales. Faut-il y voir un simple « accident » climatique, comme en 1949, ou l’un des signes déjà visibles du réchauffement climatique ?
« Météo-dépendants »
Un peu comme les météorologues, les sauniers sont aux premières loges des aléas climatiques, mais ils manquent eux-aussi de recul pour tirer des conclusions définitives. « On peut juste dire, sans trop s’avancer, que cette hausse des températures et la multiplication des épisodes caniculaires s’inscrivent dans l’évolution prévue des experts du GIEC », commente prudemment Louis Merlin. En tout cas, sur les sept dernières saisons, les sauniers de l’île de Ré constatent des récoltes supérieures à la moyenne des années précédentes, quand les climatologues observent dans le même temps une multiplication des périodes de sécheresses et de canicules. Si le réchauffement climatique pointait le bon de son nez, il ne s’y prendrait pas autrement…
Ainsi, quels seraient les conséquences du changement climatique sur la saliculture rétaise ? Cette question, que chaque saunier se pose, n’a pas fait encore faite l’objet de réflexion globale au sein de la profession. « C’est un enjeu primordial qu’il faut aborder sans attendre avec l’ensemble de la filière. Il faut le mettre sur la table et se mettre en ordre de bataille », estime Louis Merlin, président de l’Association des producteurs de sel marin de l’île de Ré (APSIR). Si la question est cruciale, c’est que l’île, par sa nature, se trouve sur le front du changement climatique. Et que les marais salants, gagnés sur la mer grâce au travail de l’Homme (voir article précédent), seront les premiers concernés. « Les marais sont météo-dépendants et se trouveront en première ligne », abonde Louis Merlin. Pour le saunier de Saint-Clément, il s’agit d’imaginer comment va évoluer le « territoire mouillé » de l’île dans les trente prochaines années. « Un saunier qui s’installerait aujourd’hui travaillera toujours en 2050, ça me parait donc la bonne échelle ».
A priori, des températures plus chaudes sont de bon augure pour un saunier, qui, contrairement aux autres professions agricoles, « se satisfait » des périodes de sécheresse, voire de canicules. « Cela signifie qu’il y aura plus d’évaporation, donc plus de sel », estime Louis Merlin.
Qui dit réchauffement climatique dit réchauffement des océans, qui absorbent 90% de la chaleur produite par l’effet de serre. Mais difficile de dire, au niveau local, ce que cette surchauffe entraînera en termes d’acidification et surtout de salinité de l’eau de mer. « Que la température des bassins de réserve soit à 34° ou 35°, cela ne change pas grande chose pour nous, relativise Louis Merlin. Au final, je pense que la pluviométrie, par l’apport d’eau douce, va plus influer sur la salinité que le réchauffement des océans ». Par contre, des récoltes plus précoces – donc plus longues et harassantes – nécessiteront des adaptations en matière de recrutement des saisonniers (et leur hébergement) et d’organisation du temps de travail. « Si les saisons durent six mois, moi j’arrête ! », confie Michèle Jean-Bart.
Évènements extrêmes
L’autre conséquence du changement climatique pourrait être une augmentation de la fréquence des événements climatiques extrêmes, à commencer par les pluies d’orage, véritables ennemies des sauniers. Si l’apport d’eau douce venue du ciel devenait plus fréquent, les sauniers ont confiance dans la résilience de leurs marais. « Ils sont plutôt bons pour encaisser la pluviométrie et les orages, avec une capacité à évacuer l’eau douce », explique Louis Merlin. Les sauniers bénéficient du modelage des marais par plusieurs générations de sauniers. « Je compare ça aux bâtisseurs de cathédrales ou au travail d’un ébéniste », confie Michèle Jean-Bart. Il en résulte, selon Louis Merlin, une véritable « plasticité » des marais salants, qui leur permet de s’adapter aux conditions. « Nous sommes les héritiers d’un travail colossal et du savoir-faire des anciens. Quand on voit les niveaux des différents bassins, ils sont vraiment très très bons ». D’ailleurs, l’histoire a déjà prouvé cette capacité d’adaptation des marais : au cours de la seconde moitié du 18ème siècle, les sauniers rétais ont agrandi la surface de concentration (en eau salée) aux dépens de celle de cristallisation en transformant des aires saunantes en nourrices(1). Un autre risque du désordre climatique est celui d’un retour plus fréquent des submersions marines (vimers), à l’image de Xynthia en 2010. « Si ça se produit en hiver, ou du moins entre septembre et avril, il y aura peu d’impacts pour nous car cela nous laisse le temps de remettre les marais en état afin de préparer la saison », explique Louis Merlin.
Et la mer monte…
Mais la conséquence la plus inquiétante est celle de la montée des eaux. Dans le dernier rapport du GIEC, le scénario le plus optimiste prévoit une élévation de 43 centimètres du niveau des océans et le plus pessimiste une élévation de 83 centimètres d’ici 2100. La géographe rochelaise Virginie Duvat rappelle par ailleurs que ces scénarios pourraient être remis en cause par la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique (voir Ré à la Hune n°237), avec des valeurs d’élévation du niveau de la mer qui pourraient atteindre entre 1 et 2 mètres. Ce qui entrainerait la disparition de la plupart des marais salants hexagonaux, y compris ceux de l’île de Ré. En fait, tout dépend des scénarii et des échelles de temps. A l’horizon 2050, l’île de Ré semble mieux armée que d’autres régions salicoles pour affronter ce défi, grâce à l’ambitieux « plan digues »(2) et aux différents Programmes d’action de prévention des inondations (PAPI) menés depuis 2010. Les digues de premier rang semblent aujourd’hui suffisamment robustes pour encaisser à moyen terme le choc climatique. Pour la suite, c’est une autre histoire… « Une grande partie de l’île de Ré est vulnérable à la fois à l’érosion côtière et à la submersion en raison des grandes surfaces de polders et marais situés sous le niveau des plus hautes eaux marines astronomiques », souligne Eric Chaumillon, professeur de géologie marine et littorale à La Rochelle Université et chercheur au CNRS. Avec l’élévation du niveau de la mer, le chercheur rappelle que les aléas érosion et submersion vont également augmenter.
Abandon stratégique ?
Malgré les craintes que ces questions peuvent susciter, Louis Merlin estime que le moment est opportun pour lancer une grande réflexion avec des acteurs qui ont su créer depuis trente ans une vraie dynamique autour de la saliculture : une profession qui « se porte bien », une Communauté de Communes (CdC) « très impliquée », une Association des étangs et marais (AEMA) « ultra-réactive », la DREAL « arbitre du paysage » sans oublier le Conservatoire du Littoral. Pour le saunier, la réflexion devra s’appuyer sur des études approfondies et portant sur chaque secteur de l’île de Ré. « Chaque prise, chaque marais, chaque zone a sa spécificité et ses fragilités. Il faudra localiser les débats et parler du marais d’à côté et ne pas se contenter d’une analyse globale », estime le saunier.
Au final, ces études montreront probablement que certains marais seront techniquement et économiquement difficiles à défendre face à la montée inexorable des eaux. Dès lors, un choix se posera entre renforcement et la rehausse des digues (avec un coût estimé d’1 million d’euros par kilomètre) ou l’abandon à la mer de certains secteurs… « Ça sera des choix politiques difficiles, mais qui devront être assumés collectivement », estime Louis Merlin. Il faudra aussi mettre sur la table la question des contraintes réglementaires (Loi littoral, site classé, Natura 2000 etc) : les sauniers ne les remettent pas en question mais ils déplorent un certain manque de « souplesse » pour s’adapter aux enjeux nouveaux. « Les marais salants sont capables d’encaisser, à condition que le cadre réglementaire évolue. Outre l’entretien régulier des marais, il faut par exemple autoriser les travaux d’urgence en cas de coup dur. Ce sont des enjeux primordiaux », prévient Louis Merlin.
Au final, le président de l’APSIR se veut résolument optimiste. « Ces questions doivent être dédramatisées car ça fait mille ans qu’on prend des coups de Trafalgar et qu’on s’adapte. Finalement, les marais salants de l’île de Ré ont davantage réussi à s’adapter aux évolutions climatiques qu’à la concurrence du sel industriel… »
(1) Pierre Tardy, cahier de la mémoire n°4, 1981.
(2) Le Département de la Charente-Maritime a créé la « mission littoral » après Xynthia, dont Lionel Quillet fut le président.
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