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La vigne, un patrimoine rétais
Plutôt que de se tourner vers la mer, l’île de Ré a misé dès l’époque médiévale sur le travail de la terre, et en particulier sur la culture de la vigne. Dans le cadre du mois de l’Environnement, la conférence « Des raisins et des hommes » a permis de retracer le fil de cette histoire.
Qu’on se le dise, l’île de Ré, contrairement à ses voisines vendéennes ou bretonnes, n’a jamais été une vraie terre de marins. Sa situation géographique, associée à un fort ensoleillement et une faible pluviométrie, ont très vite convaincu les locaux que leur avenir passerait plus par la viticulture que par l’appel du grand large. Pour retrouver les premières preuves historiques d’une viticulture rétaise, il faut remonter à l’époque médiévale, au début du 12ème siècle. L’abbaye vendéenne de Saint-Michel-en-l’Herm possède les terres du nord de l’île, données par le Duc d’Aquitaine, tandis que le sud de l’île est une seigneurie laïque appartenant aux Mauléon. Lorsqu’Eble de Mauléon devient seigneur de l’île de Ré en 1145, il hérite d’un territoire peu développé économiquement et qu’il compte faire fructifier. « D’autant que cette partie de l’île se trouve directement face à l’Aunis où il y a déjà à cette époque pas mal de vignes et de commerce », explique Stéphanie Le Lay, responsable du service Patrimoine à la CdC de l’île de Ré*.
Afin de développer sa seigneurie, il va donc s’inspirer de ce qui se fait sur le continent en misant sur la vigne. Pour procéder au défrichement de cette île alors très boisée, il favorise l’installation de religieux réputés pour leur savoir-faire en matière de vignes et de vin : les Cisterciens. Eble de Mauléon encourage ainsi, entre 1152 et 1156, l’implant a t i o n d’ u n e abbaye cistercienne, dénommée Notre-Dame de Sainte-Marie, plus connue par la suite sous le nom de l’Abbaye des Châteliers.
Paysages modifiés
Pour déboiser, mettre les terres en culture puis récolter, cela nécessite une main d’oeuvre nombreuse, qui permet à l’île de Ré d’accroitre sa démographie. « Visuellement, les paysages de l’île de Ré vont beaucoup changer dès cette époque suite au déf r i chage des cisterciens », ajoute Stéphanie Le Lay. Surtout, il en résulte, à partir du 12ème siècle, un développement différencié de l’île, avec sa partie sud plus dynamique. De cette époque, l’île de Ré conserve les vestiges de la grange dîmière de Sainte-Marie : c’est là que le seigneur stockait la part de récolte prélevée aux exploitants de ses terres au titre de la dîme… D’ailleurs, l’impôt ne touchait pas que les récoltes mais également les pressoirs, moulins et autres outils de « production » comme les fours. Suite à la famille Mauléon, qui règne jusqu’en 1268, les Thouars héritent de la seigneurie et poursuivent la tâche entamée par leurs prédécesseurs, accélérant même au 13ème siècle les plantations de vignes. « Ils déclarent que toutes les parcelles non cultivées doivent être plantées », explique Stéphanie Le Lay. Pour y parvenir, les Thouars mettent en place le cens, un impôt qui ne porte plus sur le volume des récoltes, mais directement sur la taille des terrains. Cet impôt fixe incite donc à cultiver la moindre parcelle disponible tout en assurant au seigneur des revenus fixes, que les vendanges soient bonnes ou mauvaises. La culture de la vigne est tellement prédominante que, d’après les textes de l’époque, l’unité de mesure des terrains de l’île de Ré est le « cep » !
Saint-Martin, port international
Au 14ème siècle, malgré la guerre de Cent Ans, l’île de Ré maintient son vignoble qui occupe alors 2000 hectares, ce qui représente 60% des terres cultivables du territoire ! Conséquence de cette frénésie viticole, les échanges commerciaux, initiés par Eble de Mauléon, se développent de plus en plus avec l’export de vin vers la Bretagne ou la Vendée depuis les ports de Saint-Martin, La Flot te ou Rivedoux (port du Manoir). Si cette quasi monoculture façonne les paysages de l’île, elle modifie aussi sensiblement son urbanisme. D’un habitat traditionnellement groupé dans les villages, on voit apparaitre des maisons isolées en dehors des bourgs, de type fermes fortifiées, à l’image de la ferme des Tourettes à Loix ou de la Davière. Ces nouveaux domaines abritent les chais, celliers et pressoirs des riches propriétaires terriens.
Aux 17ème et 18ème siècles, l’île de Ré conserve plus que jamais sa vocation viticole : la carte de 1702 du célèbre géographe Claude Masse présente une île entièrement couverte de vignes (jusqu’aux pieds des dunes !), en dehors de quelques marais salants. Le défrichage est tel que toutes les forêts ont été arrachées et que les Rétais n’ont plus de bois pour se chauffer ! Victime de sa monoculture, l’île est même contrainte d’importer du continent certaines matières premières comme le blé et plus généralement les céréales, qu’elle ne cultive quasiment plus. Dans un manuscrit, Claude Masse évoque alors une production de 50 000 tonneaux, « quelque chose d’incroyable pour une si petite île ! » De grands propriétaires et négociants construisent des domaines en dehors des bourgs, comme les Marattes ou Mouille-Pied, achetant le raisin aux petits exploitants ne disposant pas des outils de production couteux comme les pressoirs. « Au-delà de ces petits exploitants qui n’ont pas les moyens de presser leur raisin, il y a aussi des vignerons pauvres qui ne possèdent que quelques ceps de vigne, souvent sur des terres pauvres, et qui sont obligés de louer leur force de travail auprès des grands domaines », explique Stéphanie Le Lay.
Corollaire de cette production massive, le commerce du vin, porté par les protestants, se développe fortement en direction des pays du nord de l’Europe. Saint-Martin devient une plaque tournante de cette activité économique et son port rayonne à l’international : au 17ème siècle, il n’est pas rare que 400 à 500 bateaux mouillent au large de son havre1, au point qu’une « forêt de mâts » entrave l’horizon !
Les commerçants étrangers viennent y acheter le sel et surtout les productions issues de la « vinâterie ». Sur les quais de ce port cosmopolite, on entend parler anglais, flamand, hollandais. Des familles flamandes s’installent même sur l’île, rachetant des vignobles et des marais salants pour les exploiter directement.
Le vinaigre, « boisson » à succès
Le port voisin de La Flotte, le deuxième port marchand de l’île, se consacre davantage au commerce national, exportant vers la Vendée ou la Bretagne. C’est également à cette époque qu’on commence à distiller le vin sur place, notamment pour faciliter son transport en réduisant les volumes : arrivé à destination, ce vin « brûlé » est mélangé avec de l’eau. Avec ce procédé, inutile de préciser que la priorité est donnée aux rendements et que la qualité reste secondaire. Comme les cépages de « rouges » produisent moins, les blancs s’imposent largement. Pour accroitre encore la productivité des vignes, les sols sont amendés avec le varech (une ressource naturelle présente sur toutes les plages de l’île) qui donne un goût particulièrement prononcé au vin mais « atténué » par la distillation. Cette dernière permet également la production d’eaux de vie et surtout de vinaigre ! Grâce aux recherches récentes de l’historien Jacques Boucard, on a découvert que la production de vinaigre rétais fut considérable sur l’île de Ré. « Les ventes étaient extrêmement importantes car c’était une boisson très en vogue dans les pays baltes, où on le mélangeait avec de l’eau et des glaçons », évoque Stéphanie Le Lay. De même, le célèbre vinaigre d’Orléans était en grande partie constitué, au 18ème siècle, de vinaigre de l’île de Ré…Si les traces de ce commerce florissant ont quasiment disparu, on sait que quasiment chaque commune de l’île possédait sa vinaigrerie, comme le rappelle la toponymie locale2.
Maisons du phylloxera
A la fin du 18ème siècle, la viticulture rétaise connait un coup d’arrêt : au départ de nombreux commerçants protestants pendant les guerres de religion, s’ajoute la saisie des biens de l’Eglise pendant la Révolution (propriétaire de grands domaines viticoles) puis les campagnes militaires napoléoniennes. Avec le départ des hommes sur les champs de bataille, la main d’oeuvre manque, tandis que le blocus continental ordonné par Napoléon contre l’Angleterre affecte directement le commerce rétais. « Pour des ports internationaux comme Saint-Martin, c’est un gros coup dur, détaille Stéphanie Le Lay. Ce blocus de quinze ans va entrainer la ruine de nombreux commerçants ».
L’île de Ré est aussi confrontée à un problème structurel qui empêchera, jusqu’en 1945, toute modernisation de ses pratiques agricoles : la micro-propriété. Lors des successions, la coutume locale veut que l’héritage soit partagé à parts égales entre chaque enfant. Il en résulte, au fil des générations, un « puzzle » de parcelles de plus en plus étroites, peu rentables et donc impossible à moderniser. Ces grandes bandes de terres, appartenant à une multitude de propriétaires, se retrouvent d’ailleurs encore aujourd’hui dans la physionomie des terrains bâtis (long et étroit) ayant remplacé les anciennes micro-propriétés viticoles. Malgré cela, l’île de Ré reste une terre agricole : la plus grande collection de cartes postales3 de l’île de Ré, de 1890 à 1910, présente presque exclusivement des paysages et des travailleurs agricoles, les représentations de l’univers maritime étant quasiment absentes. Le patrimoine viticole du 19ème siècle a quasiment disparu, exception faite du pressoir à cabestan récemment sauvé ainsi que l’alambic de Sainte-Marie, le plus ancien de l’île et probablement du département. Certains lieux reconvertis, comme la maison du Platin à La Flotte, étaient d’anciennes distilleries. Il est pourtant un patrimoine « viticole » encore particulièrement visible sur l’île : les maisons bourgeoises de la fin du 19ème siècle. Au moment où le phylloxera4 ravage le vignoble continental dès les années 1870, l’île est épargnée par ce petit insecte, qui ne traversera qu’en 1883 le bras de mer qui la sépare du continent. Pendant la dizaine d’années où le phylloxera épargne l’île, les Rétais vendent leur vin à prix d’or, entrainant des fortunes expresses et la construction de superbes demeures, surnommées les « maisons du phylloxera ». « On dit qu’en seulement trois années de récoltes, ils avaient suffisamment d’argent pour se construire une maison », témoigne Stéphanie Le Lay. Ces maisons en pierre de taille équipées de perrons (l’entrée ne se fait plus, comme pour les maisons du commun des mortels, au niveau de la rue) sont souvent surmontées de toits à quatre pentes couverts d’ardoises, réservés la bourgeoisie aisée. Les exemples de maisons du phylloxera sont nombreux sur l’île (comme la maison de Victor Cognacq-Roy au Bois-Plage ou la Rafale à La Couarde) mais les plus emblématiques se situent rue de la République à Sainte-Marie, complètement reconstruite à cette époque.
Le renouveau des années 50
Si le phylloxera finit par atteindre Ré, l’île s’accrochera coûte que coûte à sa vigne, contrairement à l’Aunis qui ne se relèvera jamais de cette crise. Certes, en 1930, la production est inférieure de 65% à ce qu’elle était en 1870 : outre le phylloxera, la Grande Guerre est passée par là, vidant les campagnes françaises, et l’île de Ré, de sa main d’oeuvre masculine.
Tant bien que mal, la viticulture connait pourtant un renouveau après la Seconde Guerre mondiale : la question du remembrement des micro-parcelles, indispensable à la mécanisation et à l’amélioration des rendements, fait son chemin5. En 1951, la Coopérative des vignerons, basée sur la tradition rétaise des sociétés de secours mutuel, voit le jour grâce à l’association d’une soixantaine de viticulteurs. En à peine huit mois, le bâtiment de la coopérative, qui reprend les codes de l’architecture moderne des années 50, sort de terre avec son emblématique tour « silo », sa distillerie et ses chais. La viticulture rétaise entre enfin dans la modernité, et vingt ans plus tard, la coopérative regroupe 580 professionnels. Aujourd’hui, le vignoble s’étend sur environ 600 hectares (contre 5000 hectares au 19ème siècle) cultivé par 60 adhérents à la coopérative ainsi que deux vignerons indépendants. La qualité du vin s’est grandement améliorée, notamment grâce à des études de sols et des équipements dernier cri, et la distillation (cognac) reste une activité majeure.
De ce glorieux passé viticole, seule la production de vinaigre n’a jamais été relancée. De quoi donner des idées à certains ?
*Conférence « Des raisins et des Hommes », présentée dans le cadre du Mois de l’Environnement le 14 avril dernier à la coopérative Uniré du Bois-Plage.
(1) Les grands voiliers mouillaient au large, tandis que de petites embarcations plus légères faisaient la navette depuis les quais pour charger et décharger la marchandise.
(2) On compte notamment une rue de la Vinaigrerie à Ars, la rue Vinaigrerie de la Motte au Bois-Plage, et la maison dite « vinaigrerie » à La Couarde.
(3) Collection Héraudeau.
(4) Minuscule puceron se présentant successivement sous forme aptère puis ailée au cours de son cycle de vie et dont une espèce attaque la vigne.
(5) Le premier remembrement sur l’île a lieu à Sainte-Marie en 1947 et mettra une dizaine d’années à aboutir. En 1974, le remembrement est effectif sur six communes de l’île et il est encore en cours à Loix. A La Couarde, il n’aboutira qu’en 1988 !
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