La Symphonie nocturne de l’estran

Le rendez-vous est donné à 19h30 à la Pointe blanche, derrière l’écomusée des marais salants. Temps clair, pas de vent. Nous sommes une dizaine, adultes et enfants : une famille est venue au grand complet, des petits-enfants aux grands-parents, un groupe d’amis plaisante, un jeune couple marche en se tenant par la main. Hervé Roques nous précède sur le chemin entre les marais, sa longue-vue sous le bras. Chacun de nous a une paire de jumelles autour du cou. « Tenez, regardez. » Notre guide lève le bras vers un point qui tourne au-dessus de nos têtes, les ailes déployées. « Un épervier. » Je le regarde à la jumelle. J’ai souvent vu ces oiseaux de proie survoler les pistes cyclables, sans jamais leur accorder plus de quelques secondes d’attention. Pour la première fois, je le suis des yeux, accrochée à son vol au point que je me sens flotter. Tout au long de notre promenade nocturne, je vais croiser des oiseaux, des plantes et des coquillages qui me sont familiers, mais que je n’avais encore pas pris le temps de regarder. C’est la devise d’Hervé : « Regarder au lieu de voir, écouter au lieu d’entendre. » La rencontre avec la nature sollicite tous les sens : la vue, l’ouïe, mais aussi le goût, l’odorat et le toucher. Au milieu des marais salants, il nous invite à fermer les yeux, pour mieux saisir les différents bruits qui nous entourent et qui manifestent des présences invisibles. En ce soir de juillet, le cri des mouettes domine. Il y a une colonie pas loin. « Nous y passerons en fin de parcours. C’est une pouponnière, avec un peu de chance on verra des petits. »

L’amour est dans la flaque

Depuis quelques années, Hervé Roques propose des sorties sur l’estran qu’il a appelées « Safari à marée basse »1, tout en précisant qu’il ne s’agit en aucun cas de pêcher, mais de découvrir tout monde caché sous les pierres. « Une flaque est un lac miniature pour les petites bêtes, et l’estran, une jungle, avec ses proies et ses prédateurs, ses herbivores et ses carnivores, et ses charognards. Il suffit de se mettre à leur portée. » Cet ancien animateur de la LPO2 est un passionné d’oiseaux depuis, qu’à 10 ans, il a vu les cigognes dans les champs d’Algérie. « J’adorais les faire s’envoler. Je les trouvais magnifiques. » Il se souvient aussi d’une buse blessée qu’il avait recueillie et gardée dans son garage une journée, le temps que le centre de soins vienne la chercher. Il l’avait regardée, portée, caressée. « Depuis, j’ai toujours trouvé important d’établir un contact par les sens avec les animaux. Je ne suis pas pour une protection qui nous met à distance et interdit de toucher. On peut être proche et respectueux. » Il a quitté la LPO l’année dernière, après trente ans d’animation, et a enrichi son offre de sorties de deux nouvelles propositions : « Objectif nature », et « Soir de nature ». « J’ai eu envie d’ajouter à la découverte de la faune et de la flore celle du patrimoine humain de l’île. » Hervé Roques est auteur de nombreux livres sur l’île de Ré dont son « guide insolite » qui en est à sa quatrième édition3. Les marais d’Ars et de Loix forment un terrain de jeu idéal pour profiter de la diversité des plantes et des oiseaux tout en s’intéressant au patrimoine qu’ils représentent. Mais pas seulement.

Impression soleil couchant

Nous avançons à pas lents, notre promenade rythmée par les interruptions d’Hervé qui pose sa longue-vue et la dirige sur un héron cendré, une aigrette, une avocette élégante ou des échasses blanches. Il s’arrête aussi pour cueillir du maceron, ce poivre sauvage de l’île au goût amer, ou des feuilles de moutarde, dont la puissance surprend le palais. Il s’interrompt au milieu d’une phrase pour une odeur. « Vous avez senti ? C’est l’Orchis bouc, l’orchidée sauvage qui porte bien son nom. » Ce que l’on observe dépend des saisons. Dans le ciel qui se teinte doucement des couleurs du couchant, les sternes passent à tire d’ailes. « Elles ont déjà commencé leur migration. Elles viennent du Grand Nord, et vont passer l’hiver en Afrique. Les vasières de l’île sont un vivier précieux, elles font ici une courte escale, 24h, avant de reprendre leur route. Pour elles, l’été est fini. »

Nous empruntons, le long de la digue, un chemin tracé au milieu des plantes hautes qui griffent les mollets et accrochent les mailles de pulls. Le Fier d’Ars se remplit avec la marée, tandis que le soleil descend, d’un jaune tirant sur l’orange, puis le rouge. La splendeur du couchant bouleverse le ciel et ensanglante la mer. « J’aime faire cette sortie à marée montante, me confie Hervé, c’est là que le paysage est le plus beau. » Les amoureux enlacés profitent du spectacle, tandis que les enfants se succèdent à la longue-vue pour voir de plus près les sternes posées à fleur d’eau. Nous arrivons bientôt au terme de notre voyage. La colonie dont il nous a parlé au début de la promenade est à quelques mètres de nous. Mais elle est déserte. Hervé ne cache pas sa déception. « J’ai peur qu’elle n’ait été abandonnée. » A la haute saison, les visiteurs se succèdent sur le site, dont certains ignorent les règles qui permettent aux humains et aux oiseaux de cohabiter. « Un oiseau en alarme le manifeste par un comportement, il s’envole, crie. C’est le signal que nous devons nous éloigner. Mais il y a des gens qui ne font pas attention. » Avant de nous séparer, Hervé braque la longue-vue sur la lune, dont le fin croissant emplit toute la lunette. Ses cratères sont parfaitement visibles. Dans mes jumelles, elle tremble un peu. Je ferme les yeux pour mieux écouter les bruits de la nuit. Il paraît que ça peut devenir une habitude.

1 – Voir l’article du 13 octobre 2020 sur notre site realahune.fr

2 – Ligue de la protection des oiseaux, aux Portes-en-Ré

3 – Île de Ré, petits secrets et grandes histoires, Hervé Roques et Yann Werdefroy, Editions Sud Ouest, 2024 (2017)