Janette : récit d’une femme libre
Elle a vécu tous les combats, bravé la guerre, affronté la misère et la faim, dompté les persifflages des médiocres, élégante et solaire… C’est pourtant d’elle-même qu’il fut le plus dur de triompher, elle qui longtemps subit la prison de son corps.
On ne sait jamais trop à quoi s’attendre lorsqu’on pénètre dans un Ehpad pour une première rencontre. Vais-je devoir parler très fort pour qu’elle me comprenne, combien de temps pourrais-je rester sans l’importuner ? A-t-elle seulement toute sa mémoire et surtout parviendrais- je à pénétrer un peu de cette vie, dont tout le monde me dit qu’elle est littéralement extraordinaire, d’aventures, de rebondissements et de tempêtes intérieures.
Je frappe avec un peu d’appréhension. Impeccablement habillée, coiffée, Janette m’attend sur son fauteuil télécommandé. Elle se déplace aisément, m’invite à m’asseoir et je comprends instantanément à sa voix, son regard, sa façon, que j’ai affaire à quelqu’un qui ne triche pas. Rien n’est maniéré en elle, Janette est tout simplement classe. De la classe de ceux qui n’ont rien à prouver, de ceux qui toujours n’ont poursuivi qu’un seul objectif, celui de se ressembler, d’être soi sans compromission ni crainte du qu’en-dira-t-on.
Elle me montre des photos qu’elle commente comme si tout était si naturel. Ici le « Cabéjane », ce 3 mâts rouge et blanc qu’elle a entièrement fabriqué seule et qui les bons jours poussait à 10 noeuds au sortir du port de Saint-Martin. Là, la « Parachute tower » son premier chantier en tant que chef foreman au Maroc où les ouvriers l’ayant aperçue dans les rues de Casablanca si menue dans son tailleur, n’en revenaient pas de sa force quand reprenaient les travaux sur les bases américaines de l’OTAN. Et puis cet autre bateau rose, fabriqué celui-ci comme un nid douillet pour y vivre sans être inquiétée, à côté des serres du Boréal dans les champs du Bois-plage.
Les souvenirs s’enchainent et l’heure du repas approche. Janette sors de son frigidaire les huîtres qu’elle est allée chercher au marché ce matin et me cale un épais document entre les mains : sa biographie intitulée « Paradoxe ».
Une femme de tête au coeur souffrant
émouvant récit a l’allure, la tonalité d’une longue confidence, tour à tour et même souvent tout à la fois crâne et désemparée, douloureuse et combative. Rien de larmoyant, aucun pathos dans ces pages, mais plutôt une sorte de bilan, de réflexion courageuse sur soi.
En fil rouge constamment tendu, une question essentielle : comment vivre en femme libre ? Doit-on sans cesse payer le prix de sa liberté ?
C’est que le petit garçon de Fouras, devenu fusilier marin à 18 ans en prenant les armes en septembre 1944 a vaincu bien des obstacles avant que la société lui reconnaisse officiellement son identité de femme en 1988.
Pêcheur, commis épicier, marchand de journaux à la criée, ramoneur, plombier- zingueur, charpentier, menuisier… Le jeune Jean sait tout faire et ne renonce à aucun effort pour être utile à sa mère restée seule pour les élever avec son frère et sa soeur. Malgré son obstination à les chasser, les questions sont là, omniprésentes, dévastatrices ; les médailles de guerre, les excès de prouesses viriles n’y font rien, le féminin s’incruste dans ce corps affublé d’un appendice honteux.
Il y aura bien ce mariage en 1948, histoire de jouer le jeu et pour respecter son engagement. Un mariage sans conviction qui verra l’épouse patiente et « Jaja » nouer une relation de soeurs complices. Dans cette tourmente que l’urgence de survie exacerbe se confrontent Jean le vaillant et Jane l’invulnérable. Puisqu’il faut bien être conforme à ses papiers d’identité pour travailler, Jean oeuvre le jour quand Jane chausse des talons le soir. Le duo gémellaire cohabite ainsi de longues années, parfois harmonieusement, le plus souvent douloureusement.
Dix ans d’un tumulte épuisant et Jean est à bout de forces. Le médecin qui constate les atroces mutilations qu’il s’inflige pour éradiquer l’apparat masculin, consent dans la foulée à tout mettre en oeuvre pour engager une chirurgie de réattribution sexuelle.
En 1962, Janette apparaît au grand jour, belle, heureuse et fidèle à sa devise « Laisser dire et bien faire ».
Vie de bohème, marginalisée par une société inflexible
« Imagine qu’on te donne une voiture, mais que tu n’as pas le permis ! ». Épanouie dans cette enveloppe féminine qui enfin sied à son âme, Janette n’est pas pour autant véritablement libre. Si la médecine, la chirurgie trouvent à réparer dans certains cas, l’injustice du dé qui du gobelet glisse hors de la piste, la société, elle, reste plus que jamais réticente à la différence.
Il faudra attendre plus de vingt ans pour que les premiers transsexuels, ou « mutants » (terme que préfère employer Janette) soient officiellement reconnus.
Comment s’inscrire dans l’emploi, trouver à se loger, entreprendre une relation stable lorsque tout acte citoyen est compromis par une identité double ?
Cela dit, ça ne l’a pas empêchée pas de défiler fièrement aux occasions de commémorations à La Flotte, médaillée- mise en plis, au grand dam de tous !
Dans son bateau-refuge, Janette coud des costumes chics, subsiste grâce à la cueillette consentie des légumes et fruits du Boréal, s’occupe de la chèvre « Lili » et soigne les poules. Quand la météo le permet, elle sort le « Cabéjane » pour faire en une journée ce qu’elle appelle son tour du monde à elle, voyageuse sans autre bagage que l’esprit.
Enfin, avec le parrainage de la mairie de Saint-Martin, un certificat médical et les bons renseignements de la gendarmerie, la procédure de changement d’état civil entamée deux ans plus tôt se termine favorablement en septembre 1989. Janette a 63 ans et 27 années « d’emmerdes, d’angoisses, de difficultés, de pleurs, de souffrances morales et d’extrême tension nerveuse » dont elle porte encore les séquelles, confie-t-elle.
Mais, elle fait partie de celles qui osent poser le curseur entre petits arrangements et convictions.
« Je ne regrette vraiment rien, je suis très heureuse et très fière d’être la femme que je suis. Je garde la tête haute d’avoir bien rempli le contrat de ma vie dans la dignité ».
Marie-Victoire Vergnaud
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