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A l’avenir, des hivers « polaires » sur l’île de Ré ?
Plusieurs études scientifiques récentes envisagent d’ici la fin du siècle un effondrement probable de l’AMOC, cette circulation océanique à l’origine, avec le Gulf Stream, de notre climat tempéré. Explications avec la paléo-climatologue Marie Revel.
Et si notre avenir ressemblait au scénario d’un film de science-fiction apocalyptique, réalisé en 2004 par Roland Emmerich ? Dans Le Jour d’après, notre planète subit une vague de bouleversements climatiques sans précédent, avec notamment l’arrivée d’un climat polaire en Europe. Cette hypothèse, totalement contre-intuitive dans un contexte de réchauffement climatique de la planète, n’est plus totalement à exclure suite à la publication de plusieurs études scientifiques ces derniers mois. En cause ? Comme dans le film hollywoodien, le possible ralentissement de la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (en anglais, AMOC, Atlantic Meridional Overturning Circulation), l’un des systèmes de circulation océanique les plus importants de la planète. Comparable à un immense « tapis roulant », il permet d’assurer le transport de la chaleur de l’équateur vers l’Atlantique Nord. L’AMOC, souvent confondu avec le Gulf Stream (qui en est une simple composante), est donc à l’origine de la douceur du climat de nos côtes, et notamment de l’île de Ré. Qu’il vienne à se tarir ou à ralentir, et c’est tout l’équilibre énergétique de l’océan Atlantique et en conséquence le climat de l’Europe, entre autres, qui en seraient bouleversés…
Transport de chaleur
De quoi parle-t-on ? Le Gulf Stream est un courant de surface, de quelques centaines de mètres de profondeur, qui prend forme dans les eaux chaudes du sud de La Floride. Entraîné par les vents et la force de Coriolis due à la rotation de la terre1, ce courant chaud longe la côte est des Etats-Unis jusqu’à la Caroline du nord, puis part au large vers l’Europe. « Au fur et à mesure qu’il remonte, il forme plein de tourbillons assez complexes, transférant sa chaleur à l’atmosphère », explique Marie Revel, paléo-climatologue à l’université de la Côte d’Azur. Par son débit d’eau impressionnant, il joue un rôle important dans le climat de l’île de Ré, en transportant l’énergie (la chaleur) de l’équateur vers l’Europe du Nord. Quant à l’AMOC, il englobe l’ensemble des courants de surface (dont le Gulf Stream) et des eaux beaucoup plus profondes à l’échelle de l’océan Atlantique : en prenant sa source dans le golfe du Mexique, il se compose d’une eau chaude et salée qui, plus légère, reste en surface. L’AMOC traverse alors l’Atlantique en direction du nord : plus elle se rapproche des pôles, plus elle se refroidit, devient plus salée et ainsi elle devient plus « lourde ». « Elle est tellement dense au niveau de la mer du Groenland qu’elle finit par s’enfoncer. Elle plonge alors à environ 4000 mètres de profondeur au nord de l’Atlantique Nord, puis alimente les courants profonds qui repartent vers le Sud, d’où son nom de courant de retournement », explique Marie Revel.
Si le Gulf Stream n’est qu’une composante de l’AMOC, les deux jouent un rôle fondamental dans notre climat, en transférant l’excédent de chaleur solaire reçue à l’équateur vers les pôles. En cela, leurs fluctuations éventuelles sont scrutées de près par les scientifiques, car elles peuvent avoir des conséquences majeures sur la régulation du climat de l’hémisphère nord, en termes de températures, de précipitations et d’évènements météorologiques extrêmes. Si le Gulf Stream, directement lié à la rotation de la Terre, n’est pas près de s’arrêter, l’AMOC fait l’objet de nombreuses spéculations. Dans ses derniers rapports, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) prédisait un probable « affaiblissement » de l’AMOC d’ici la fin du siècle, tout en estimant qu’un effondrement de cette circulation de retournement était très peu probable.
Débâcle d’icebergs
L’étude de l’Université de Copenhague, publiée le 25 juillet dernier dans la revue Nature Communications, a donc fait l’effet d’une bombe « climatique » : selon les chercheurs, l’effondrement de l’AMOC aurait « 95% de chances de se produire entre 2025 et 2095 » ! Bien que cette étude ait suscité de nombreux débats au sein de la communauté scientifique (voir encadré), ce n’est pas la première alerte au sujet de l’AMOC. Si cette circulation n’est mesurée que depuis 2004 grâce à une série de capteurs installés entre la Floride et le Maroc, on a aujourd’hui la preuve que l’AMOC a déjà connu dans l’Histoire des effondrements. Grâce à des carottages au Groenland, on a pu « lire » dans la glace des anomalies de température durant la fin de la dernière période glaciaire2, il y a 20 000 ans. « On a pu repérer un affaiblissement sévère de l’AMOC pendant le Younger Dryas (il y a environ 12.000 ans) ou l’évènement de Heinrich1 (environ 17 000 ans) à l’origine de chutes drastiques de températures, de l’ordre de 10 degrés en seulement quelques décennies et un affaiblissement de la mousson africaine », confie Marie Revel. A cette époque, l’énorme calotte glaciaire Laurentide, qui recouvre le Canada et le nord des Etats-Unis, expulse d’énormes quantités d’icebergs dans l’Atlantique, via la mer du Labrador. Ces débâcles d’icebergs, vraisemblablement provoquées par un réchauffement sous-marin3, sont appelées évènements de Heinrich. Il en résulte un apport massif d’eau douce en mer induisant des eaux moins salées et l’affaiblissement de l’AMOC, plus assez « denses » pour plonger dans les profondeurs. Des modélisations climatiques ont depuis confirmé les liens observés entre le déversement d’eau douce et d’icebergs en Atlantique nord et les changements climatiques observés.
Quel rapport avec notre époque ? Depuis l’Anthropocène4, qui débute avec la Révolution Industrielle du 19ème siècle, nous assistons à un réchauffement jamais vu de la planète. « Nous sommes totalement sortis de la variabilité naturelle du climat. Nous avons déjà eu des hausses de températures bien au-delà dans le passé, mais à des échelles de milliers d’années. En seulement 150 ans de Révolution industrielle, l’impact de l’Homme est sans précédent dans la vitesse à laquelle on perturbe les équilibres », analyse Marie Revel. Or, le réchauffement climatique actuel, qui concerne l’ensemble de la planète, connaît des fluctuations régionales, avec un record au niveau des pôles. « On est à +4° en 150 ans. Une telle hausse régionale en si peu de temps, ça ne s’est jamais produit dans le passé, au moins sur les deux derniers millions d’années », explique la chercheuse. La conséquence ? Une fonte accélérée des glaciers de l’Arctique et le déversement dans l’océan de quantités phénoménales d’eau douce, qui pourrait – à l’instar des évènements d’Heinrich il y a 17.000 ans – provoquer un effondrement de l’AMOC ! C’est tout l’enjeu des différentes études et modélisations actuelles. « Il y a encore beaucoup d’incertitudes, car nous ne mesurons l’AMOC que depuis 2004. Il faut multiplier les mesures de courantométrie et de débit pour parfaire nos connaissances », estime la paléo-climatologue.
Hivers froids, étés chauds
Si les craintes d’un effondrement de l’AMOC se confirmaient, quelles en seraient les conséquences pour notre climat ? Assurément un climat beaucoup plus froid puisque l’AMOC ne transporterait plus la chaleur de l’équateur vers l’Europe. Imaginer un climat polaire sur l’île de Ré, alors que la planète connait un réchauffement climatique sans précédent, cela a de quoi décontenancer… Pourtant, il ne faut pas oublier que les analyses du GIEC sont globales, et qu’à l’échelle régionale, les conséquences du dérèglement climatique peuvent varier. « A des échelles plus restreintes, et plus ponctuellement, on peut avoir des refroidissements. On est parti dans un monde très incertain », explique Marie Revel. Ainsi, alors que les océans se réchauffent continuellement à l’échelle planétaire, les scientifiques ont mesuré une très légère baisse de la température de l’Atlantique Nord, qui pourrait d’ailleurs être un signe annonciateur du ralentissement de l’AMOC. Chercheur au CNRS (université de Bordeaux) et spécialiste du climat, Didier Swingedouw modélise les conséquences possibles de cet effondrement de l’AMOC : un refroidissement ponctuel, d’une dizaine d’années, avant que le réchauffement global (dû aux émissions de gaz à effet de serre) ne finisse par reprendre le dessus5. Car il ne faut pas s’y méprendre : c’est bien le réchauffement climatique, qui, à long terme, est le plus à craindre pour l’avenir de l’île de Ré, notamment en termes de montée de niveau des mers (voir aplat ci-dessous).
En attendant, et contrairement au scénario du film Le Jour d’Après, l’éventuel effondrement de la circulation de retournement ne plongerait pas l’Europe de l’Ouest et l’île de Ré dans une nouvelle ère glaciaire en quelques jours. Une telle modification du système climatique mettrait au moins une centaine d’années à produire ses effets les plus critiques. Par ailleurs, les conséquences pourraient être différentes en fonction de la saison car l’effet du transport de chaleur de l’océan est plus fort en hiver qu’en été, en particulier pour le Nord-Ouest de l’Europe. Même en cas d’effondrement de l’AMOC, on aurait toujours des vagues de chaleur intenses en été.
1 – Le Gulf Stream correspond à la branche Ouest d’un gyre anticyclonique océanique, qui tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. On en retrouve sur tous les océans de la planète.
2 – La dernière période glaciaire est une période de refroidissement global, ou glaciation, qui caractérise la fin du Pléistocène sur l’ensemble de la planète. Elle commence il y a 115 000 ans et se termine il y a 11 700 ans, quand commence l’Holocène, période interglaciaire toujours en cours.
3 – Parmi les causes, les recherches les plus récentes estiment qu’un ralentissement préalable de l’AMOC entraînerait un réchauffement des courants de profondeur dans l’Atlantique Nord, lui-même à l’origine de la déstabilisation des glaciers de la Laurentide.
4 – Terme désignant l’ère géologique actuelle qui se caractérise par des signes visibles de l’influence de l’être humain sur son environnement, notamment sur le climat et la biosphère.
5 – Un modèle, parmi d’autres, montre qu’un refroidissement régional d’un degré pourrait engendrer un refroidissement sur dix ans, avant que le réchauffement global anthropique ne reprenne le dessus.
L’Atlantique, « trou » du réchauffement climatique
L’étude du physicien Peter Ditlevsen et de la statisticienne Susanne Ditlevsen, de l’institut Niels Bohr de Copenhague (Danemark), prédit un effondrement de l’AMOC entre 2025 et 2095 avec une estimation centrale pour 2057, si une réduction drastique et rapide des émissions de gaz à effet de serre n’intervient pas rapidement. Outre des outils statistiques et mathématiques de pointe, les chercheurs se sont appuyés sur les émissions de gaz à effets de serre de ces 150 dernières années, ainsi que sur les températures de l’eau relevées au niveau de l’Atlantique Nord depuis 1870. Or, ces données indiquent que l’Atlantique Nord est quasiment la seule zone au monde où l’eau se refroidit, au lieu de se réchauffer. Ce phénomène inattendu, dans un contexte global de réchauffement des océans, est appelé « warming hole » ou « trou du réchauffement climatique ». Or, certains scientifiques soulignent que la température des eaux de surface ne dépend pas uniquement de l’AMOC et pourrait s’expliquer par d’autres phénomènes. Par ailleurs, certains pointent le manque de données sur le courant océanique de retournement lui-même, qu’on ne mesure que depuis vingt ans. Toujours est-il que cette étude s’inscrit dans un nombre croissant de travaux scientifiques expliquant que les émissions continues de gaz à effet de serre pourraient provoquer des points de basculement climatiques, c’est-à-dire des changements rapides et incontrôlables : dégel brutal du pergélisol arctique, disparition de la forêt amazonienne, effondrement des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique… Une fois que le réchauffement de la planète aura dépassé un certain seuil, nous pourrions donc atteindre un point de non-retour.
La montée du niveau de la mer, l’inquiétude majeure pour l’île de Ré
Selon les dernières prévisions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), tout porte à croire que l’Accord de Paris, qui vise à contenir la hausse des températures à 1,5°d’ici 2100, sera largement dépassé. « Selon une hypothèse réaliste, on serait à +3°, ce qui demandera malgré tout beaucoup d’efforts pour y parvenir. Le scénario le pire, de +4,5°, est plutôt mis de côté à l’heure actuelle », explique Eric Chaumillon, enseignant-chercheur en géologie marine à l’Université de La Rochelle. En termes de niveau de la mer, cela se traduirait par une hausse de 60 centimètres minimum, car il faut intégrer une marge d’erreur de + ou – 20 cm. « Cela pourrait donc faire + 80 cm, sans prendre en compte, comme certains articles scientifiques beaucoup plus alarmistes, une éventuelle débâcle glaciaire », confie Eric Chaumillon. En effet, la hausse des températures pourrait entraîner une fonte massive des glaciers polaires et le déversement de quantités phénoménales d’eau douce dans les océans, contribuant encore davantage à la hausse du niveau de la mer. Par ailleurs, l’horizon 2100 a été choisi pour s’adapter aux capacités de projection de l’esprit humain, mais le phénomène ne cessera pas en 2100 et ne fera que s’accentuer. « C’est un phénomène de très long terme, ça va continuer à s’élever après 2100 et on dépassera de toutes façons le mètre de hausse », avertit le chercheur.
Pour l’île de Ré et sa topographie relativement plate, Eric Chaumillon ne cache pas que cela sera « compliqué, notamment pour les îlots de Loix, Ars et Les Portes, au nord de l’île ». Alors que les historiens ont recensé 46 submersions marines en 500 ans en Charente-Maritime, nous sommes sur une occurrence de 5 à 6 tempêtes majeures par siècle, soit une tous les 15 ans. Avec le dérèglement climatique, ces tempêtes pourraient à la fois devenir plus fréquentes et plus dévastatrices, du fait de l’élévation globale du niveau des océans.
« A tempête équivalente, plus le niveau de la mer sera élevé, plus les submersions seront importantes », rappelle Eric Chaumillon. Sachant que les défenses contre la mer ont été dimensionnées (Xynthia + 60 cm) pour l’horizon 2050, un débat inévitable sur la protection de l’île de Ré à long terme interviendra dans les prochaines décennies… Jusqu’à quel point pourra-t-on financer les digues ? Jusqu’à quelle hauteur pourra-t-on les surélever sans dénaturer l’environnement et les paysages, qui font l’essence même et l’attrait de l’île de Ré ? A plus court terme, Eric Chaumillon s’interroge « sur le fait de continuer à augmenter le nombre de personnes sur un territoire qui a vocation à se rétrécir du fait de la montée des eaux ». En attendant, le véritable juge de paix pourrait être les compagnies d’assurances. En cas de sinistres à répétition, celles-ci pourraient tout bonnement cesser d’assurer les habitations situées en zones submersibles identifiées.
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